Souverainetés : « french tech », sortir du « french inside » ?

Temps de lecture : 6 minutes


Nos champions

Nicolas Miailhe, cofondateur et président de The Future Society1 à la Harvard Kennedy School (l’école d’affaires publiques de l’université de Harvard), a lancé « The AI Initiative », « un débat participatif mondial multilingue sur la gouvernance de l’intelligence artificielle ». The Conversation publie un très intéressant compte-rendu d’entretien avec ce stratégiste2. L’article rappelle qu’il fait partie des quelques « voix françaises » de l’intelligence artificielle qui comptent au niveau mondial, les deux autres citées étant Yann Le Cun, Directeur du laboratoire d’intelligence artificielle de Facebook (FAIR) ou à Emmanuel Mogenet, directeur de l’ingénierie de Google Research Europe (ajoutons aussi Jérôme Pesenti, ancien responsable du programme Watson d’IBM, désormais bras droit de Yann Le Cun et en charge de déployer l’IA dans Facebook)… Cédric Villani, à qui Le Point posait logiquement la question de savoir comment faire revenir ces talents dans l’hexagone, répondait3 :

On leur dit qu’on les aime ! On leur donne de bonnes rémunérations avec de bons statuts qui les protègent de la bureaucratie, de bons moyens de calculs… et le tour est joué ! […]

États-Unis, Chine

Attendons le rapport de mission, mais cette posture semble pour le moment un peu juste. Nicolas Miailhe nous rappelle une évidence concernant les États-Unis, ce point de vue partagé par tous nos talentueux expatriés :

Cet esprit [ de conquête ], on le retrouve dans la métaphore de la « nouvelle frontière » qui continue de jouer un rôle central dans le projet de construction national américain : depuis la conquête de l’Ouest au XIXe siècle, jusqu’à celle de l’espace et de la lune au XXe siècle ; et à présent du corps et du cerveau humain. Le goût pour le risque, on le retrouve jusqu’à aujourd’hui par exemple au travers du droit à porter les armes… qui nous fait bondir en France ! […] Le leadership technoscientifique et industriel américain en matière de numérique, de data et donc d’IA est un facteur très rassurant à l’heure actuelle s’agissant de leur capacité à façonner l’agenda mondial de l’IA en équilibrant les bienfaits avec les risques.

Nous ne partageons pas tout à fait ce point de vue : les États-Unis ne sont pas seuls en mesure de « façonner l’agenda mondial de l’IA » (la Chine, certes évoquée plus loin par Nicolas Miailhe, ne s’embarrasse pas encore d’ « équilibrer les bienfaits et les risques » et va vraiment très vite).

Politique

Nicolas Miailhe nous rappelle malgré tout que, dans la course mondiale à l’IA, il semble nous manquer ce « goût du risque », cette liberté qui attire et retient nos plus brillants chercheurs. Débat classique… Mais dans le momentum de la transformation massive de l’IA en activité économique, le débat prend un tour plus politique et nous sommes maintenant sur le point de devoir faire des choix : ce n’est plus seulement une question d’audace et de caractère, mais désormais de politique et d’acceptabilité sociale.

Le spectre politique est en train d’évoluer profondément sous nos yeux : d’une seule dimension à plusieurs dimensions. Si bien qu’on doit plutôt penser en termes de « prisme ». Il y a un deuxième et un troisième axe au-delà du spectre « droite-gauche » : démocratie directe vs indirecte ; et local vs global. J’en rajoute même un quatrième, de plus en plus pertinent : bioconservateur vs transhumaniste. Et un cinquième, très ancien mais qui resurgit : matérialistes vs transcendantalistes.

Public / privé

Voici donc posées les nouvelles (nombreuses) dimensions du champ politique où nous sommes censés « atterrir ». Mais nous voudrions insister sur un sixième axe, déjà là, déjà structurant pour nous tous et déjà évoqué en septembre dernier dans Rapport #FranceIA : point et contrepoints : bien public vs biens privés. En matière de numérique, cet axe public vs privé est plus typiquement européen, en particulier français, et échappera donc par nature à l’observateur américain.

Dans un court article des Echos paru le 15 février, Jean-Marc Vittori procède à un judicieux rappel4 :

Le préambule de la Constitution de 1946, encore en vigueur aujourd’hui, stipule que « toute entreprise, dont l’exploitation a ou acquiert les caractères […] d’un monopole de fait, doit devenir la propriété de la collectivité ». Mais personne ne réclame la nationalisation de Google et Facebook, même s’ils accaparent l’essentiel de la publicité en ligne (78 % en France, et même 90 % sur le mobile). La réglementation des nouveaux monopoles est une question sans réponse.

Et pourtant, il va bien falloir répondre à cette question, la prendre à bras le corps car elle conditionne l’existence de champions français et européens ainsi que notre souveraineté numérique. C’est notamment sur ce point que nous pouvons attendre les propositions de la mission du député Villani.

Protectionnisme

Si l’on en croit La Tribune d’hier, le gouvernement prépare le terrain de façon assez surprenante : Édouard Philippe annonce l’extension du décret Montebourg à l’IA ! (ce n’est probablement pas si simple et il faudra attendre les détails pour en savoir plus et comprendre la cohérence de la décision). L’article qui relate cette décision commence ainsi5 :

« On a mis 4 ans pour effacer la connerie de Dailymotion / Yahoo. Le mot d’ordre aux US était ‘attention si tu investis dans une société française, tu n’es pas sûr de pouvoir la revendre’… ». Cette réaction, signée Carlos Diaz, entrepreneur français basé à San Francisco, est un bon indicateur de la stupéfaction du milieu de la tech française suite à la bombe lâchée vendredi dernier par le Premier ministre, Édouard Philippe.

Jean-David Chamboredon, président de France Digitale, abasourdi, s’insurge tout au long de l’article et conclut :

[…] je ne m’oppose pas au principe de vouloir protéger les fleurons français, mais il ne faut pas abimer le dynamisme actuel de la French Tech.

Inside

Ne l’abimons surtout pas ! Mais si nous avons légitimement le droit d’être fiers de cette French Tech, force est de constater qu’elle reste encore largement accaparée, « inside » si l’on peut dire. Au-delà du cas de Facebook ou de Google et de leurs stars françaises, rappelons-nous par exemple du rachat du roboticien français Aldebaran par le japonais Softbank6. Certes, on peut se réjouir que la R&D soit restée en France (400 ingénieurs, les emplois qui vont avec, etc.), mais ce n’est qu’un petit avantage géographique, évidemment pas un avantage stratégique.

Tout l’enjeu est donc de donner à la French Tech des moyens, bien sûr, mais surtout un champ propre en France et en Europe, déterminé par les choix que nos gouvernements et nous-mêmes ferons aussi, il faut le dire, en matière de propriété et de protection des données, des infrastructures et des actifs stratégiques. Il faudra donc, aussi, laisser les politiques et les citoyens jouer pleinement leur rôle.


1. Site – The Future Society
2. Thierry Berthier Pour The Conversation – 14 février 2018 – The AI Initiative : conversation avec Nicolas Miailhe
3. Clément Pétreault pour Le Point – 4 janvier 2018 – Cédric Villani : « Ne craignez pas l’intelligence artificielle, mais les humains qui seront derrière »
4. Jean-Marc Vittori pour Les Echos – 15 février 2018 – Le numérique, une révolution pas comme les autres
5. Sylvain Rolland pour La Tribune – 19 février 2018 – Extension du décret Montebourg : « L’État risque de casser la French Tech » (Jean-David Chamboredon)
6. Benoît Georges pour Les Echos – 9 juin 2016 – Aldebaran, l’étoile filante de la French Tech (lien rompu)


Version pdf : Souverainetés – « French Tech », sortir du « French Inside »


Notes

12 mars 2018 – French Tech : forts « signaux faibles » ?

Dans son article pour Les Echos, La French Tech à l’heure de ses premiers craquements, Guillaume Bregeras mentionne quelques « signaux faibles » méritant notre attention.

Sans véritable stratégie de puissance, française et européenne, en matière numérique, nous continuerons à assister à un mercato insensé :

[…] SAP, qui a annoncé vouloir injecter 2 milliards d’euros dans les cinq prochaines années, […] vient de racheter la jeune pousse hexagonale Recast.ai pour plusieurs dizaines de millions, malgré seulement douze mois d’existence.

Douze mois d’existence ! Autrement dit, cette entreprise n’aura même pas eu le temps d’exister…

Comme si l’écosystème était condamné à produire de belles PME, ou des unités destinées à être revendues à l’étranger en cours de route (Zenly [ la « nouvelle pépite de la French Tech » comme titrait Le Monde en juin 2017 ] cédée pour environ 300 millions de dollars à Snapchat en juin dernier en est l’exemple).

Des financements français sont évidemment indispensables pour laisser le temps à une position française de s’établir. Mais il faut aller plus en profondeur et chercher cet équilibre entre liberté d’entreprendre et protection des intérêts souverains. Mais comment trouver cet équilibre quand il s’agit de technologies éminemment pervasives où structurellement « winners take all » dans des proportions absolument inédites et qu’aucun de ces « winners » là n’est français ?

Laisser un commentaire

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.