L’ère de l’informatisation (2) Processus

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L’ère de l’informatisation éclose au milieu du XXème siècle répond à ce que nous avons appelé un « besoin d’automatisation » ((1) Automatisation), et ce régime technique tourne toujours à plein derrière le masque des ruptures et des innovations. La possibilité de cette « ère » fut semée bien plus tôt dans les esprits, avant même ce tournant majeur du XXème siècle où la physique et les mathématiques ont engagé une transformation radicale de nos représentations de la réalité (ainsi donc que de nos imaginaires) : celle-ci n’est plus constituée d’essences soumises à des histoires, mais de processus ou d’événements qui, par leur permanence ou leur répétition, font apparaître des essences. Ce renversement conceptuel, qui s’est propagé dans tout notre système de croyances, a finalement trouvé une issue, entre autres, dans le système technique lui-même.

Dévoiler

Penser la technique aujourd’hui n’est pas simple. Lorsque l’on considère l’ensemble assez vague de la « technique », il ne vient plus comme avant l’image d’objets divers, bien catégorisés et remplissant chacun leur fonction, mais plutôt celle d’un système planétaire dans lequel des myriades d’effets techniques se combinent et se répondent. Alors nous sommes évidemment désemparés, parfois inquiets et sidérés lorsque certains effets, comme par exemple ceux de l’IA générative, se propagent et semblent transformer la société à grande vitesse.

Même si penser la technique n’est pas facile, ni d’ailleurs toujours très intéressant, remettre régulièrement en question notre rapport à la technique (outils, objets, activités…), à la fois collectivement et individuellement, nous semble être un exercice nécessaire à l’exercice de notre propre « humanité », pour au moins deux raisons. Premièrement, il est évident que notre environnement technique répond à nos seuls besoins et désirs (c’est-à-dire aux besoins et désirs de quelqu’un), et nous caractérise donc radicalement : être humain, c’est être technique (et, oui, même l’artiste !). Deuxièmement, il faut se rendre à l’évidence : l’humain est lui-même un « objet » et même un « effet » du système technique. Nous sommes donc directement concernés par la double question de savoir 1) comment nous utilisons ce système et dépendons de lui ? et réciproquement 2) comment ce système nous utilise et dépend de nous ?

Les éléments de réponse que chacun peut distinguer, qu’ils soient théoriques ou pratiques, conditionnent donc un rapport actif à l’existence quotidienne et entretiennent tout simplement notre « bien-être ». C’est pourquoi nous avons pu dire que le progrès technique, qui complique, opacifie et dissimule (« closure ») plus que jamais à l’ère de l’informatisation, doit être escorté par un effort de dévoilement (« disclosure »), effort collectif et donc, nous insistons, individuel (Tristan Harris et le marais de l’éthique numérique).

Nous poursuivons ici cet effort en nous intéressant à ces fameuses « choses automatiques » qui, selon nous, caractérisent l’inspiration technique de l’ère de l’informatisation.

Systèmes

Si les procédés techniques ont constamment évolué au cours de l’histoire, la technique a toujours fait également système avec l’être humain, et ce que nous appelons ici « système technique » n’est pas seulement l’ensemble des dispositifs techniques à notre disposition (outils, procédés, organisations…), mais le système complet constitué de ces dispositifs et de nous-mêmes, identiquement qualifiables d’ « individus » ou d’ « existants techniques »1. Ceci étant précisé, nous ne voyons pas à première vue de différence de nature entre, par exemple, les systèmes techniques babylonien ou égyptien et le nôtre, si ce n’est bien entendu une différence d’échelle, de vitesse, d’intensité… bref de puissance. Dans tous les cas, des existants techniques, humains et dispositifs, interagissent et produisent des effets « macroscopiques » plus ou moins spectaculaires (les pyramides, la muraille de Chine, Amazon, la pollution lumineuse ou le réchauffement climatique…).

Le système technique informatisé se distingue cependant de ses prédécesseurs sur un point essentiel que nous proposons de faire apparaître de trois manières.

Premièrement, le système informatisé forme un véritable organisme dont tous les existants techniques participent. Sous l’angle de la technique, il n’y a donc plus guère de différence « ontologique » entre l’humain et l’outil (ou le dispositif), tous deux participant de la « vie » de cet organisme comme autant de cellules (ou peut-être même de protéines) d’un même corps :

Machine, organisme, outil, barrière ontologique

L’humain et l’outil s’allient, s’hybrident, voire se confondent (prothèses physiques, neuronales…), et les outils s’associent aussi directement entre eux (internet des objets, cloud…), etc. Il y a mélange des genres.

La deuxième manière de distinguer le système informatisé emploie le langage simondonien (Gilbert Simondon, philosophe de l’information ?). Nous nous contenterons ici de cette rapide mais nécessaire allusion : tous les existants techniques, humains et outils, partagent le même « milieu associé » ou la même « réalité préindividuelle », peut-être cet organisme évoqué plus haut et qui s’engendre à mesure que les existants techniques se rassemblent.

Enfin, la troisième tentative emboîte le pas de l’économiste Michel Volle, qui emploie le précieux terme d’ « automatisation » dans le champ de ce qu’il appelle un « nouvel alliage » entre l’humain et la machine, une sorte d’humain-automate. Par définition, un alliage possède des propriétés que ne possèdent aucun de ses composants. L’humain-automate est ainsi plus qu’un humain et plus qu’un automate. Michel Volle emploie plus précisément le terme « EHO-APU », acronyme de « Être Humain Organisé – Automate Programmable doué d’Ubiquité »2, soulignant ainsi les caractères particuliers de chaque composant de l’alliage. D’un côté l’être humain en tant que membre d’une organisation sociale ; de l’autre côté l’automate en tant qu’il est « essentiellement programmable, c’est-à-dire apte à accomplir toutes les tâches qu’il est possible de programmer » et « doué d’Ubiquité », c’est-à-dire apte à accomplir ces tâches dans un « espace logique » indifférent à la localisation, le computer n’étant que le support interchangeable de cet espace (un algorithme peut s’exécuter dans n’importe quelle machine).

Ces trois tentatives font apparaître, nous semble-t-il, un système caractéristique de l’ère de l’informatisation dans lequel les existants techniques, humains et outils, se confondent, participant d’un même organisme, d’une même réalité préindividuelle, ou encore formant des alliages… Il reste à ajouter que ce remarquable caractère du système technique informatisé tient à la matérialisation, dans cet « espace logique », de la monnaie universelle que constitue l’information. Mais ce point est gardé en réserve pour la troisième partie qui sera consacrée à un exemple de médecine automatique.

0) Point de vue

Ce changement radical de régime technique n’est évidemment pas porté par les pouvoirs politiques, incapables d’ailleurs de provoquer un avenir commun (ils se limitent à une mise en récit de l’existence plus ou moins forcée, y compris par la violence), mais par le « conatus » de puissances financières posées sur une infrastructure économique libérale, désormais planétaire, incontestée des États-Unis à l’Europe, de l’Afrique à l’Asie… tout juste voilée par les vociférations idéologiques et l’agitation guerrière. Ainsi, l’informatisation se réalise avant tout par l’activité économique, l’organisation des entreprises, l’analytique du travail en rôles et compétences, etc. C’est bien là, depuis ce point d’observation qui intéresse beaucoup le sociologue, un peu l’anthropologue et si peu le « philosophe », qu’il faut observer le changement s’accomplir. En voici quatre manifestations : le « Design thinking », l’ « Expérience utilisateur », les nouveaux « Personas » et les nouvelles « Missions d’entreprise ».

1) Design thinking

Observons pour commencer l’évolution du design. On ne fabrique plus tant des objets conformes au projet que l’être humain va s’en servir, obéissant donc au cycle classique de conception (idée ➔ plans ➔ fabrication ➔ diffusion ➔ usage), que des dispositifs intégrant d’emblée l’être humain comme un élément technique parmi d’autres. Ainsi est né à Stanford dans les années 1980 le « design thinking », une méthode de conception collaborative intégrant tous les acteurs humains, appelés « porteurs d’intérêts », dans le processus de conception (voir aussi Art et IA : balbutiements). Observons l’exemple suivant en gardant à l’esprit que les êtres humains « porteurs d’intérêts » figurent bien dans le plan du dispositif – en l’occurrence un service de livraison de repas – et non pas à côté (nous soulignons)3 :

Prenons l’exemple d’un service de livraison de repas à Holstebro, au Danemark. Lorsqu’une équipe a commencé à se pencher sur le problème de la mauvaise nutrition et de la malnutrition chez les personnes âgées de la ville, dont beaucoup recevaient des repas de ce service, elle a pensé qu’une simple mise à jour des options du menu serait une solution suffisante. Mais après une observation plus approfondie, l’équipe a réalisé que l’ampleur du problème était bien plus grande et qu’il fallait repenser l’ensemble de l’expérience, non seulement pour les personnes recevant les repas, mais aussi pour celles qui les préparent.

Les menus ont alors évolué ; l’entreprise a changé de nom, etc. mais aussi, dans le cadre de l’élargissement du « problème » et de sa « solution », tous les employés ont reçu de nouveaux uniformes (!) :

Les nouveaux uniformes de style « chef » ont donné aux cuisiniers un plus grand sentiment de fierté. Ce n’était qu’une partie de la solution, mais si l’idée avait été rejetée d’emblée, ou peut-être même pas suggérée, l’entreprise serait passée à côté d’un aspect important de la solution.

Les personnes âgées, tout comme les cuisiniers, sont considérés, dans le cadre du design de ce dispositif de livraison de repas, comme des existants techniques en relation (le repas lui-même, ou le service de transport en sont d’autres) et dont il s’agit de « régler » et d’ « optimiser » l’effet dans le dispositif. Nous-mêmes, soyons-en certains, sommes toujours considérés de la même façon comme « porteurs d’intérêt » de dispositifs bien plus larges que ceux auxquels nous croyons avoir affaire (l’exemple le mieux connu de tous aujourd’hui est celui de la collecte de données réalisée dans le cadre d’un service – recherche d’information, etc. – en vue d’un autre service – publicité ciblée, etc.).

C’est ainsi d’ailleurs que le processus de design du dispositif se confond avec sa réalisation (méthodes « Agile » …) qui se confond elle-même avec son fonctionnement. Pour utiliser à nouveau le lexique simondonien, conception, réalisation et fonctionnement sont les « phases », au sens d’états possibles plutôt que successifs, d’un même « être » : le dispositif, par exemple le service de livraison de repas.

2) Expérience utilisateur

Le « business » a progressivement élaboré un vocabulaire et des procédés qui coïncident avec le front d’onde de l’hybridation humain / outil. Les produits et les services ont ainsi été remplacés ad nauseam par des « expériences utilisateur » (« user experiences »), expression qui s’est largement répandue dans les années 2010, à peu près simultanément à la « digitalisation » que nous évoquions dans (1) Automatisation :

User Experience Ngram

Ces expériences utilisateur ont même droit à leur définition dans la norme ISO 92414 :

L’expérience utilisateur comprend toutes les émotions, croyances, préférences, perceptions, réponses physiques et psychologiques, comportements et réalisations de l’utilisateur qui se produisent avant, pendant et après l’utilisation. L’ISO énumère également trois facteurs qui influencent l’expérience de l’utilisateur : le système, l’utilisateur et le contexte d’utilisation.

L’expérience ainsi entendue de la manière la plus large relève d’une approche « empathique » du porteur d’intérêt, qui n’est plus un utilisateur seulement en relation fonctionnelle ou d’usage avec le dispositif mais aussi en relation émotionnelle avec lui (ainsi le cuisinier doit se sentir fier). Ce mode technique de l’empathie est porté par une culture de l’aphorisme, sorte d’algorithme de l’émotion qui n’est pas sans rappeler les principes au cœur de la Machine de Dalio, très prisée par le business. On appréciera par exemple5 :

Vous voulez que vos utilisateurs tombent amoureux de vos créations ? Tombez amoureux de vos utilisateurs.

3) Personas

Une entreprise classique organisée autour de son produit ou de son service selon le cycle habituel (idée ➔ plans ➔ fabrication ➔ diffusion ➔ usage) a peu de chance de pouvoir participer au grand jeu de l’informatisation. Elle doit se transformer et au moins 1) passer, pour ses collaborateurs, d’une « simple » exigence de savoir-faire à une exigence d’empathie (que nous qualifions volontiers de « technique »), 2) repenser son fonctionnement en processus et 3) inventer de nouveaux modes de pilotage (voir aussi Entreprises : mutations face à la complexité).

Observons par exemple la prolifération des « chief [ something ] officers » et autres titres plus ou moins étranges qui scintillent sur les réseaux sociaux professionnels comme les néons d’une rue encombrée. Au-delà des explications habituelles liées à l’internationalisation des postes ou à la matrice culturelle des startups de la Silicon Valley, il nous semble que ce phénomène est lié à cette fusion singulière des individus au sein du système informatisé, qui doivent se spécifier non plus seulement par leur savoir-faire mais surtout par leur « savoir-produire-un-effet » (« something ») dans le système technique, sans résultat nécessairement spécifiable, ce que l’on appelle aussi le « savoir-être ».

Ainsi est apparu le « Chief Trust Officer » (« CTrO »)6  :

Fondamentalement, le responsable de la confiance doit garantir l’intégrité de l’entreprise dans une économie de l’internet où toute faute ou tout faux pas est connu instantanément et amplifié de manière exponentielle par des médias sociaux implacables. Aujourd’hui, une entreprise doit s’assurer que ses clients peuvent lui faire confiance pour prendre des décisions avec une intention éthique, et pas seulement en ce qui concerne la qualité et la valeur de ses produits.

Ainsi encore sont apparus les « Chief Listening Officers », « Chief Happiness Officers » et autres « Chief Culture Officers » … Tous ces rôles ne sont pas massivement répandus ; ils sont encore instables, mais ils témoignent de la nécessité de saisir les caractères humains comme autant de paramètres techniques à mesurer, à contrôler et donc à « manager ».

4) Mission

Dernière illustration, l’entreprise doit faire comprendre autrement sa « mission », c’est-à-dire son rôle dans le système technique, à tous les porteurs d’intérêts : clients, collaborateurs, « parties prenantes » … Elle doit produire des discours dans lesquels cette mission est placée en rapport fonctionnel de « user experience » au système. L’objet ou le service s’effacent ainsi, comme nous venons de le voir, derrière la toute-puissance de l’effet produit, qui n’est plus local et cantonné à la relation humain / outil, mais qui peut s’étendre et se diffuser dans le système-organisme « de manière exponentielle ». La mission de l’entreprise doit donc prendre une dimension quasi-holistique.

Ainsi, l’entreprise finlandaise KONE ne vend pas des ascenseurs mais prend en charge la « People Flow Experience » ; Microsoft ne vend pas des logiciels mais a pour mission de « donner à chacun et à chaque organisation de la planète les moyens d’accomplir davantage »7 ; Pinterest n’est pas un service en ligne de partage d’images mais « donne à chacun l’inspiration pour créer une vie qu’ils aiment »8 ; Southwest Airlines ne vend pas seulement des voyages en avion mais « Connecte les gens à ce qui est important dans leur vie grâce à des voyages aériens conviviaux, fiables et à bas prix »9 ; Nike ne vend pas des chaussures et des shorts mais « apporte inspiration et innovation à tous les athlètes* du monde. *Si vous avez un corps, vous êtes un athlète »10 ; ou encore, pour finir, Harley Davidson ne vend pas des motos mais « plus que de construire de machines, représente la poursuite intemporelle de l’aventure. La liberté pour l’âme ». Etc.

Au-delà de cette morgue assez déroutante, on note que le champ sémantique n’est pas celui du substantif, qui désignerait le produit-service classique, mais toujours celui du verbe et du mouvement (« flow », « accomplir », « créer », « connecter », « innover », « expérimenter » …) en même temps que l’être humain est génériquement défini et intégré à ces déroulements sans réelle singularité ontologique, donc dévalué, avec des termes comme « people », « chacun » (c’est-à-dire « tous »), « les gens », ou encore par l’implacable syllogisme de Nike : si vous avez un corps, alors vous êtes un athlète ! Nous verrons plus loin comment l’ « individualisation » pare cet inconvénient.

Automatisation et processus

Ces observations somme toute assez habituelles sont rappelées pour faire le lit d’une idée plus générale  : l’ère de l’informatisation coïncide avec une « rupture anthropologique » (terme peut-être un peu fort que l’on peut atténuer en « rupture culturelle ») dans la mesure où, dans ce système qui confond techniquement les êtres humains et non-humains, tout est processus. Par exemple, non loin de l’ « expérience utilisateur », plus générale, l’ « expérience client » est définie comme11

… l’ensemble des réponses cognitives, affectives, sensorielles et comportementales du consommateur à tous les stades du processus de consommation, y compris avant l’achat, pendant la consommation et après l’achat.

Le processus est l’objet principal. Mais quand nous disons « tout est processus », encore faut-il préciser jusqu’à quel point. Parlons-nous 1) du seul système technique ? ou bien 2) de la réalité tout entière, qui ne serait plus faite d’abord d’essences mais d’abord d’événements ? Il s’agit bien des deux ! Le système technique procède de cette nouvelle vision de la réalité et réciproquement, ce que nous entendions plus haut par « coïncider ».

Avant d’en venir à cette rupture globale, il reste à ajouter quelques mots au sujet du lien qui unit « automatisation » et « processus », deux concepts qui semblent aller de pair. Nous disions dans (1) Automatisation que l’informatisation ne peut pas être comprise en elle-même mais comme répondant à un besoin impérieux, en l’occurrence un « besoin d’automatisation ». Expression étrange, au fond… Car nul ne semble avoir besoin au plus profond de son être de « choses automatiques ». Il y a bien cependant ces instants où nous nous disons en pleine conscience : j’aimerais ne pas avoir à faire ceci ou cela moi-même ; j’aimerais me débarrasser de ce souci… Ces moments de besoin (voire de désir) conscient pour des accomplissements automatiques signalent ce double caractère humain plus permanent : un élan vital d’appropriation (toujours plus…) associé à une exigence d’économie de moyens (… avec toujours moins). Alors évidemment, notre intégration désormais possible dans les processus techniques, c’est-à-dire dans les « choses automatiques », se présente comme une solution absolument miraculeuse et tout à fait irrésistible.

Ainsi, le concept de « processus », défini techniquement comme un « enchaînement ordonné de faits ou de phénomènes, répondant à un certain schéma et aboutissant à quelque chose »12 apparaît naturellement pour soutenir l’automatisation : « faits et phénomènes » émanent en effet de tous ces existants techniques en relation informationnelle et les « enchaînements » peuvent donc se réaliser de façon automatique, comme dans le bouillon biochimique de cette nouvelle forme de vie : le système technique informatisé.

Philosophie du processus

Venons-en maintenant à cette rupture culturelle que nous évoquions. La définition technique du processus rend mal compte du sens plus profond sur lequel nous voulons insister, plus proche de son sens latin d’origine (« action de s’avancer, progrès ») : l’ « enchaînement » lui-même en train de s’accomplir indépendamment de viser « quelque chose ». Le processus devrait alors correspondre dans le langage à un pur verbe, à l’instar de ces mottos d’entreprises livrés en exemple plus haut, et non pas désigner un simple procédé en vue d’un résultat13.

Généralisant ce modèle du processus à toute la « réalité », on obtient la « philosophie du processus » (« Process Philosophy ») ou « ontologie du devenir »14, qui décrète la primauté de l’événement sur la substance. Cette philosophie du processus fut inventée par le mathématicien anglais Alfred North Whitehead (1861-1947), mieux connu pour être le coauteur avec Bertrand Russell des célèbres « Principia Mathematica » (1910-1913). Whitehead s’est livré à une véritable réflexion métaphysique dans son ouvrage « Process and Reality », publié en 1929. Avant lui, l’inspiration processuelle a parfois traversé la philosophie occidentale (souvenons-nous en premier lieu d’Héraclite : « A ceux qui descendent dans les mêmes fleuves surviennent toujours d’autres et d’autres eaux » –, mais aussi de Hegel et sa « dialectique », etc.), et après lui la philosophie du processus s’enrichira de contributions nombreuses et très diverses tout au long du XXème siècle. Mentionnons rapidement, pour ce qui concerne la France, les travaux de Gilles Deleuze et Félix Guattari (« rhizome » …), de Bruno Latour (« acteur-réseau », « hybrides » …) ou encore de Gilbert Simondon (« transindividuel » …), etc.

Comment mieux comprendre la portée de cette métaphysique qui accorde la primauté du verbe sur le substantif, du processus sur la substance ? Nous reprenons ici l’une des illustrations présentées par le théologien André Gounelle au cours d’un exposé limpide sur la philosophie de Whitehead15. Gounelle compare la réalité à une pièce de théâtre et les essences à des personnages. Alors dit-il, la philosophie substantialiste présente d’abord les personnages (l’avare, la veuve sans ressources, le jeune homme amoureux, l’entremetteuse, le valet…) et ensuite la pièce leur fait vivre des événements. Ainsi :

Leur histoire ne relève pas de leur essence mais des « circonstances » : circum-stare, ce qui se tient autour. Les événements sont des « péripéties », du grec « tomber autour » …

Pour la philosophie du processus, au contraire, les personnages se constituent par les événements et ne pourraient donc être déterminés qu’à l’issue de la pièce :

Leurs peines, leurs passions, leurs colères… font d’eux ce qu’ils sont. Ils ne sont pas en dehors ; ils ne sont pas à côté de leur histoire. Ils sont leur histoire.

Aussi les rôles de « Chief Listening Officers », « Chief Happiness Officers » et autres « Chief Culture Officers » se fixeront-ils au dénouement d’une « pièce » toujours en cours. Certains n’y survivront pas ; d’autres apparaîtront…

C’est ce même renversement qui semble caractériser la rupture que nous observons au sein du système technique. Pour parler philosophie du processus, les événements techniques font ce que nous sommes. C’est ainsi à l’issue de la pièce que nous saurons qui nous sommes (devenus), mais aussi que sont les existants techniques non-humains qui alliés à nous : ChatGPT, la voiture autonome, la montre connectée, le cloud de calcul, la smart city, le métavers…

En attendant, continuons à parler ; il en sortira bien quelque chose.

Quantique

La philosophie du processus peut ainsi jouer un rôle important en tant que matrice descriptive et interprétative de l’ère de l’informatisation. La coïncidence ne relève d’ailleurs pas du simple hasard. Que s’est-il donc joué au tournant du XXème siècle pour inspirer ces évolutions radicales et simultanées, tant dans la pensée philosophique que dans le système technique ? Il s’agit entre autres de cette révolution quantique qui a bouleversé la science et les techniques en même temps que nos représentations les plus fondamentales de la réalité. Cette révolution a provoqué une véritable onde de choc, qui s’est propagée tout au long du XXème siècle (personne ne la perçoit comme telle aujourd’hui mais soyons-en certains : elle imprègne tout le système humain).

Ce n’est donc pas un hasard non plus si Whitehead était un mathématicien et, à ce titre, acteur d’une réinitialisation de la pensée mathématique, mais aussi parfaitement instruit de la révolution quantique et relativiste. On trouve d’ailleurs chez les physiciens de très bonnes illustrations de la philosophie du processus. Citons par exemple l’italien Carlo Rovelli16 :

Dans le monde décrit par la mécanique quantique, il n’y a de réalité que dans les relations entre les systèmes physiques. Ce ne sont pas les choses qui entrent en relation, mais plutôt les relations qui fondent la notion de « chose ». Le monde de la mécanique quantique n’est pas un monde d’objets : c’est un monde d’événements. Les choses sont construites par l’enchaînement d’événements élémentaires : comme l’écrivait le philosophe Nelson Goodman dans les années 1950, dans une belle formule, « Un objet est un processus monotone ».

C’est-à-dire que nos objets habituels sont en réalité des processus perçus comme (relativement) figés, et donc nommés et « ontologisés » par des substantifs, tel le fleuve héraclitéen, processus d’écoulement statufié en « chose ».

Choses, mots

Comment expliquer le passage d’une longue série d’épreuves hésitantes à un être résumé par un nom ? Pourquoi les attributs finissent-ils par loger dans une substance comme un vol de pigeons de retour au pigeonnier ?17

Le substantialisme et le naturalisme (Une lecture de Philippe Descola) ont coïncidé avec l’élaboration de divers systèmes techniques munis de « prises substantielles » sur le monde. On ne peut en effet s’approprier des objets perçus a priori qu’avec d’autres objets élaborés a posteriori : des outils bien entendu, mais aussi des mots, et en particulier des nombres (La preuve par googol (1) et (2)). Et comme cela semble marcher, ne serait-ce pas là une sorte de preuve que la réalité est bien substantielle et non pas événementielle ? Nous voyons deux objections à cela. Premièrement, sur le temps long, c’est-à-dire à l’échelle des ères techniques, cela ne marche pas si bien que cela : les objets ont toujours un caractère provisoire et finissent aux archives, rangés aux côtés de nos vieilles représentations de la réalité. Deuxième objection qui subsume la précédente, la philosophie du processus ne nie pas l’existence de l’objet mais lui attribue un statut secondaire, dérivé de l’événement. Ainsi, la substance (la réalité vue finalement comme telle) et sa prise (par le système technique) se codéterminent sans cesse.

En toute rigueur, il faudrait appeler les outils et les mots que nous utilisons des « objets techniques », au sens général d’artefacts de préhension. Mais si l’humain s’allie, voire fusionne avec ces artefacts (Les miroirs du « Je »), et si en même temps la réalité vient à être perçue comme tissée d’événements ou de processus, alors il ne reste apparemment plus rien à saisir. L’objet technique devient caduc puisque nous sommes emboîtés dans des processus qui n’exigent des existants techniques qu’une carapace locale d’échange et de traduction. À la limite, nous pourrions nous passer de mots, c’est-à-dire du langage, et simplement participer des automatismes du système nouveau. Elon Musk, dans le rôle du « vassal » (Elon Musk, vassal spécial), n’a-t-il pas d’ailleurs promis que « l’humain pourrait se passer du langage d’ici une dizaine d’années » ? Fort heureusement la pièce n’est pas encore jouée…

Système humain

Cette métaphysique du processus peut sembler excessivement abstraite, et surtout inutile lorsqu’il s’agit de penser concrètement, ainsi qu’il est suggéré en introduction, nos conditions d’existence dans le système technique. Mais pour en tirer pleinement bénéfice, sortir un instant de notre condition d’existant technique et « élever » le regard, il faut lui associer une pratique. Nous n’avons pour le moment rien d’autre à proposer que cette première suggestion de « méditation » : arrêter toute activité « automatique » (involontaire), prendre le temps d’observer tous les « existants techniques » autour de soi (chaises, rues, éclairages, téléviseurs, ventilateurs, smartphones, vêtements, êtres humains…), et enfin, geste tout à fait inhabituel, les intérioriser, les incorporer à soi comme s’ils appartenaient à notre essence. C’est par ce geste, et après une « longue série d’épreuves hésitantes » comme disait Bruno Latour, que nous élevons le regard et, même si le paysage que nous apercevons est encore loin d’être distinct, des contours apparaissent déjà. L’esquisse est la suivante.

Nous devons rompre avec l’idée, parfois soutenue ici reconnaissons-le, de la technique principalement comme milieu humain, et donc avec l’idée qu’il y a un « système technicien » dans le sens proposé par Jacques Ellul (Jacques Ellul et le système technicien). La pensée critique de ce philosophe de la technique fut guidée, dès les années 1950-1970, par l’observation des effets intégrateurs de l’informatisation, assemblant une « mégamachine » déshumanisante. Mais il faut maintenant, dans une sorte de geste dialectique, opposer l’idée que l’humain fait au contraire littéralement corps avec le système technique : la mégamachine est bien humaine, bien trop humaine. Nous pourrions d’ailleurs tout aussi bien appeler le système technique le « système humain », constitué indissociablement des humains et de leurs outils, substances de processus, sujets et compléments de verbes. La technologie ne s’interpose pas entre l’être humain et la « nature » : elle fait corps avec lui, et c’est ce système humain tout entier qui, devenant organisme, se développe dans le milieu naturel comme dans un biotope.

Ces systèmes humains (ou techniques) se sont sans cesse succédés mais l’informatisation parvient pour la première fois à l’intégration effective de l’être humain au sein de processus en tant qu’existant technique. Plus exactement, dans le sens plein de la philosophie du processus, l’humain émerge de processus techniques. Il faut donc en même temps accepter pleinement cette « déchéance » – après tout quand on veut de l’automatisation il ne faut pas venir déplorer d’être dominés par la technologie – et assumer l’entière responsabilité, collective et individuelle, de ce système-organisme. Si notre « privilège ontologique » reste à être défendu, ne serait-ce que moralement, il reste donc à se demander de quelle manière, surtout après avoir mis fin à toute transcendance divine. À moins justement que, pour cette raison, nous appelions à son retour…

5) Individualisation

Après ce nécessaire détour « métaphysique », revenons quelques instants à cette activité économique qui conduit l’ère de l’informatisation et ajoutons un cinquième constat. Les réseaux sociaux professionnels, haut lieu du marketing personnel18, sont désormais travaillés par cette novlangue teintée de « Process Philosophy » que l’on peut désormais mieux interpréter. Les exemples sont innombrables, comme celui-ci apparu il y a quelques jours dans notre « processus » LinkedIn (nous soulignons)19 :

Dans un avenir pas si lointain, les produits ne seront plus de simples « objets », mais des compagnons intelligents qui anticiperont nos besoins, s’adapteront à nos préférences et s’intégreront de manière transparente dans nos vies. Les produits technologiques révolutionneront les expériences quotidiennes, où l’intelligence artificielle, les dispositifs interconnectés et les fonctions personnalisées créeront un monde sur mesure pour chaque individu.

Suit une vidéo de démonstration de Obi, un dispositif d’alimentation robotisé qui « permet aux personnes âgées ou handicapées de manger sans aide (humaine) ».

Obi Robot

Trois « existants techniques » collaborant dans un processus d’alimentation automatique : le mangeur, la mangeoire et le mangé.

Ce « monde sur mesure pour chaque individu » ne peut évidemment pas être un monde d’objets et d’usages stéréotypés, mais un monde où ce qui arrive à chacun est singulier, un monde d’ « expériences ». L’individualisation expériencielle apparaît alors comme une couverture « marketing » de l’automatisation :

Ngram Individualisation

Ainsi, nous avons « besoin » d’automatisation (pour nous soulager ou avoir plus avec moins) tout en ayant « besoin » d’être uniques (en vue d’être reconnus). Ces besoins contradictoires semblent être tous les deux satisfaits dans le système technique informatisé par cette résolution « techno-philosophique » : nous sommes intensément ce qui nous arrive à chaque instant. Le soulagement (technique) comme la reconnaissance (technique) demeurent donc aussi éphémères que les effets d’un sédatif, réinjecté à chaque nouvelle expérience. Chacun appréciera pour lui-même les bénéfices et les dépens de cette nouvelle existence technique.

Yin, Yang

Nous proposons pour finir, en guise de récapitulatif, cette méditation ouverte par le mathématicien Alexandre Grothendieck20 :

Je pense ici à la forme « yang » du désir de connaître – celui qui sonde, découvre, nomme ce qui apparaît… C’est d’avoir été nommée qui rend la connaissance apparue irréversible, ineffaçable (alors même qu’elle viendrait par la suite à être enterrée, oubliée, qu’elle cesserait d’être active…). La forme « yin », « féminine » du désir de connaissance est dans une ouverture, une réceptivité, dans un silencieux accueil d’une connaissance apparaissant en des couches plus profondes de notre être, où la pensée n’a pas accès. L’apparition d’une telle ouverture, et d’une connaissance soudaine qui pour un temps efface toute trace de conflit, vient comme une grâce encore, qui touche profond alors que son effet visible est peut-être éphémère. Je soupçonne pourtant que cette connaissance sans paroles qui nous vient ainsi, en certains rares moments de notre vie, est toute aussi ineffaçable, et son action se poursuit au-delà même de la mémoire que nous pouvons en avoir.

Certes le « désir de connaître » n’est ni le sombre « besoin d’automatisation » ni le plus clair « besoin de reconnaissance », mais il procède du même élan vital. Grothendieck reconnaît, en expert du langage comme tout mathématicien, une tension dans cet élan-même entre la détermination du nom-outil des choses que l’on doit s’approprier dans un monde substantiel, ce qu’il entend comme la forme « yang » du désir de connaître, et la forme « yin » d’une « réceptivité » aux événements, d’une « ouverture […] qui vient comme une grâce […] éphémère », infra-consciente. Si cette forme yin ressemble beaucoup à l’expérience technique de notre « monde sur mesure » (« là où [ pour le coup !] la pensée n’a pas accès »), elle possède en revanche chez Grothendieck la grâce d’une illumination rare.

L’ère de l’informatisation présente ainsi les traits d’une (ré)apparition du yin mais sous une forme dégénérée et spécieuse. Si donc, « toute l’ossature de l’histoire de la philosophie et donc de notre époque est l’histoire de la victoire du trait alpha-yang »21, ce que nous appelons ici, dans l’Occident moderne, la « raison », il est très probable que, malgré les apparences d’un système technique fluide, presque oriental, ce trait domine toujours.


Version pdf : L’ère de l’informatisation (2) Processus


1. Le terme d’ « existant » est utilisé ici dans le sens proposé par l’anthropologue Philippe Descola (Une lecture de Philippe Descola). Bien qu’il soit un peu conceptuel, nous le préférons finalement à celui d’ « individu », qui suppose un peu trop de choses, comme par exemple un processus d’individualisation.
2. Michel Volle – 7 décembre 2007 – Prédation et prédateurs (p.134)
3. Rebecca Linke / MIT Management, Sloan School – 14 septembre 2017 – Design thinking, explained
4. Wikipedia – User Experience
5. Dana Chisnell citée dans Medium
6. Salvatore Stolfo / Forbes – 2 mars 2021 – Make Room For The Chief Trust Officer In The C-Suite
7. Microsoft – About
8. Pinterest – Company
9. Southwest – About
10. Nike – Mission
11. Wikipedia – Customer Experience
12. Larousse – Processus
13. Le terme de « procès » semble d’ailleurs mieux approprié puisqu’il englobe par définition les diverses notions (action, existence, état, devenir, etc.) que le verbe peut affirmer du sujet en général. Nous conservons toutefois « processus » – à regret car il demande chaque fois l’effort d’oublier son sens technique – pour échapper aux connotations parasites du « procès ».
14. Wikipédia – Philosophie du processus
15. André Gounelle / YouTube – avril 2018 – Make Room For The Chief Trust Officer In The C-Suite – Notons que Gounelle reprend directement le terme anglais de « process », nous ignorons pour quelle raison.
16. Stanford Encyclopedia of Philosophy – Alfred North Whitehead
17. Bruno Latour / article préparé pour Isabelle Stengers (sous la direction de), L’effet Whitehead, Vrin, Paris, pp.196-217. – Les objets ont-ils une histoire ? Rencontre de Pasteur et de Whitehead dans un bain d’acide lactique.
18. Il sera également apparu aux utilisateurs d’un réseau comme LinkedIn que le professionnel et la mise en scène (parfois très) personnelle se mélangent sans distinction, attestant là encore que le réseau social est le « bras robotisé » de l’humain, existant technique intégral s’individualisant sans cesse dans des processus sans frontières.
19. V Ray / LinkedIn – 22 juillet 2023 – Post – “In the not-so-distant future, products will no longer be just « things » but intelligent companions that anticipate our needs, adapt to our preferences, and seamlessly integrate into our lives. Tech-enabled products will revolutionize daily experiences, where AI-driven insights, interconnected devices, and personalized features create a world that feels tailor-made for each individual.
20. Alexandre Grothendieck / pdf encore disponible sur le site du Laboratoire d’informatique de Paris Nord – 1986 – Récoltes et semailles (p.248) – Cet ouvrage historique, longtemps disponible sous la forme de ce pdf, a finalement été édité chez Gallimard en janvier 2022.
21. Mathieu Trentesaux / Mumen – 14 mai 2021 – Structure de la base de données des ontologies formelle – 3

2 Responses

  1. 14 octobre 2023

    […] sans cesse et se prête remarquablement à la dissolution contemporaine des êtres en processus (L’ère de l’informatisation (2) Processus). Ne serait-il donc pas plus raisonnable de partir à la recherche des « processus vitaux » […]

  2. 15 novembre 2023

    […] « devices » ou des « machines », mais qui fait désormais système, y compris avec nos corps (L’ère de l’informatisation (2) Processus). Vaste programme […]

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