L’ère de l’informatisation (1) Automatisation

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Si l’on veut éviter que le XXIème siècle ne soit aussi meurtrier (ou plus) que le siècle qui l’a précédé, il faut engager la course entre la lucidité et l’impulsion suicidaire – ce qui suppose de comprendre les implications pratiques et intellectuelles du processus d’informatisation.

Michel Volle – 2007 – Prédation et Prédateurs1

Étrange alerte… En 2023, à l’aube de bouleversements planétaires, chacun peut entendre ce sombre avertissement et percevoir à sa manière la « course » engagée entre, disons plutôt, la raison et la déraison. Mais face à ce péril existentiel, que vient donc faire le « processus d’informatisation » ? Ce terme d’aspect technique semble mieux convenir à un rapport d’expert ou à une stratégie d’entreprise un peu datée qu’à l’ardeur d’un combat entre la raison et la déraison, la vérité et le mensonge, le libéralisme et l’illibéralisme… Mais si le langage est d’ordinaire un liquide lent comme le verre, il se brise parfois sous les coups du « business » et de ses buzzwords2: le manager, tel un lapin pris dans les phares du progrès, doit être « agile » ; le business model doit être « disruptif » ou périr ; le produit doit être une « expérience » pour engager le peu qu’il reste de l’être-propre du consommateur ; l’intelligence est « artificielle » et habite des objets « smarts » … Le (déjà !) vieux terme d’ « informatisation » a ainsi fait les frais de ces chambardements linguistiques qui escortent l’économie du changement permanent. Pourtant, depuis les années 1940 et jusqu’à aujourd’hui, l’informatique reste bien au fondement d’une ère technologique loin d’être achevée3. Rien ne viendra l’interrompre si ce n’est un paradigme technologique imprévu ou, donc, un désastre « suicidaire ».

Nous consacrerons à cette « informatisation », terme toujours approprié, et à l’impératif de « comprendre ses implications pratiques et intellectuelles » trois articles distincts. Ce premier article replace l’informatisation dans la grande histoire des ères technologiques et propose surtout un chemin pour la comprendre. Partant de là, le second article ((2) Processus) interroge l’informatisation en tant que processus produisant des « choses techniques » d’un nouveau genre et que l’on ne peut plus guère qualifier d’ « objets ». Enfin, la troisième exploration (à venir) consistera en une illustration de tout ceci avec un exemple très particulier de « médecine automatique ».


Lexique

À première vue, « processus d’informatisation » semble désigner le passage de quelque chose d’existant à un état « informatisé ». On met des ordinateurs, des logiciels, des réseaux de communication, etc. et voilà : c’est informatisé. Tout est aujourd’hui informatisé, jusqu’au moindre de nos objets, de nos actions, de nos environnements… à tel point que l’entreprise d’informatisation semble plus ou moins achevée. Le pic d’occurrence du terme (dans les corpus en français) est d’ailleurs loin derrière nous4 :

Mais le cours de l’informatisation est évidemment loin d’être terminé. Cette courbe ne mesure que l’intensité économique et politique du terme, un moment bien particulier où « informatiser » consistait avant tout à répandre des ordinateurs dans tous les foyers et dans toutes les entreprises (en anglais, on disait d’ailleurs « computerization »). Mais le phénomène d’informatisation a de nombreuses autres dimensions et il n’est pas davantage achevé aujourd’hui qu’il n’a démarré dans les années 1970. Il structure en réalité une ère technologique qui commence plutôt avec le projet cybernétique des années 1940 et qui se présente donc ainsi5 :

Depuis les années 2000, la connotation économique et politique de l’informatisation est portée une vague de « digitalisation », qui a gonflé grosso modo avec la propagation du smartphone et qui s’échouera à coup sûr tout aussi rapidement que la précédente :

Ngram digitalisation (1)
L’ère de l’informatisation est ainsi traversée par des termes qui, dans leur usage commun, insistent sur la principale transformation en cours ou à accomplir. À ce jeu sémantique, l’anglais désigne souvent mieux le cœur de cette « Business Transformation » là où le français conceptualise davantage. On remarque aussi que le mot « digitalisation », finalement adopté par la langue française, insiste en creux sur une double disparition du « computer », premièrement en tant que puissance de transformation (le monde en est aujourd’hui saturé) et ensuite en tant que tel, puisque l’essentiel de la puissance de calcul est désormais délégué à ces fameux « clouds », invisibles, puissants et énergivores. Il n’y a plus aujourd’hui que l’éthéré « digital » que le sociologue Alain Gras qualifie, comme l’électricité, de « mensonge phénoménal »6. Le terme d’ « informatisation » présente l’avantage de ne rien ignorer des linéaments de notre Mundus Numericus et de son « infostructure » et désigne bien ce processus de transformation à l’œuvre depuis le projet cybernétique des années 1940, dans toutes ses dimensions, y compris physiques.

S’il est urgent de comprendre les implications de ce processus, force est de constater que nous n’y parvenons guère, qu’il s’agisse de travail, d’écologie ou de politique. Ainsi, nous passons de sidération en sidération, de « buzz » en « buzz », du bitcoin à ChatGPT, des NFT aux voitures électriques, des réseaux sociaux aux big data … Le langage commun est distancé, entraînant avec lui les prises politiques, les réglementations, les systèmes éducatifs et plus largement la compréhension appelée de ses vœux par Michel Volle. Cependant, « informatisation » est bien le nom d’un dénominateur commun à tous ces phénomènes et avant de tenter d’en comprendre les implications il faut déjà le comprendre en tant que tel7.

1976

En 1976, le Président Valéry Giscard d’Estaing commande au haut fonctionnaire Simon Nora un rapport sur le développement des applications de l’informatique en tant que « facteur de transformation de l’organisation économique et sociale et du mode de vie ». Ce rapport intitulé « L’informatisation de la société », corédigé avec Alain Minc, alors inspecteur des finances, commence ainsi8 :

L’informatisation croissante de la société est au cœur de la crise.

Cette vigoureuse entrée en matière pivote autour d’un verbe « être » un peu ambigu. S’il confirme formellement la pertinence de la commande présidentielle (l’informatique est bel et bien un sujet d’importance), il suggère surtout deux interprétations tout aussi recevables : l’informatisation alimente la crise ou bien l’informatisation ne fait que coïncider avec la crise. En 1976, il fallait privilégier la seconde interprétation puisque la crise que chacun éprouvait dans sa vie quotidienne était due à l’enchérissement massif et brutal des énergies importées lié au choc pétrolier de 1973 et à ses multiples causes (pics de production, guerre du Kippour, abandon de Bretton Woods…) et n’avait donc aucun rapport avec l’informatique. Les auteurs voulaient cependant en venir à une crise plus profonde9 :

Celle-ci résulte du conflit entre les valeurs traditionnelles et les bouleversements par l’industrialisation et l’urbanisation ; elle met en cause à long terme une répartition élitiste ou démocratique des pouvoirs, c’est-à-dire en fin de compte des savoirs et des mémoires. Cette crise de civilisation survivra à la crise immédiate.

L’informatisation, étant placée par Nora et Minc au cœur de cette crise-là, venait ainsi participer d’une problématisation très particulière autour du thème de la « répartition des pouvoirs », éternel sujet politique. Précisons un peu les choses. Les bouleversements qu’ils attribuaient à l’industrialisation et à l’urbanisation, des transformations déjà anciennes mais à leur apogée dynamique dans les années 1970, révélaient selon eux une crise purement française : celle du rôle excessif de l’État « dans un pays façonné par des siècles d’une centralisation publiquement critiquée et obscurément réclamée ». Ainsi, passant rapidement de la crise pétrolière à la crise de civilisation puis à la crise française, les auteurs semblaient profiter de l’occasion pour faire passer leur cavalier libéral. C’est ainsi qu’il faut comprendre que si « l’informatisation croissante de la société est au cœur de la crise », c’est en tant qu’elle offre une solution par une transformation sociale à caractère libéral, jugée indispensable.

Télématique

Jusqu’à une période récente, l’informatique était chère, peu performante, ésotérique, et de ce fait cantonnée à un nombre restreint d’entreprises et de fonctions : élitiste, elle demeurait l’apanage des grands et des puissants.10

L’informatisation est ce processus qui doit désormais se poursuivre et in-former la société tout entière en déployant une « informatique de masse ». Comment ? Grâce à la « télématique », ce néologisme inventé par les auteurs et désignant l’imbrication croissante des ordinateurs et des télécommunications. La télématique devait en quelque sorte fournir les dispositifs concrets d’horizontalisation de la société française et conduire ainsi à déplacer les « rapports de pouvoir » puisque11 :

La « télématique », à la différence de l’électricité ne véhiculera pas un courant inerte, mais de l’information, c’est-à-dire du pouvoir.

Soit dit en passant, remplaçant le vieux mot d’ « information » par le fringant « data », nous constatons que nous y sommes toujours. Le réseau télématique est ainsi le double technologique parfait de « l’autonomie […] de forces qui, cherchant à s’affirmer, rencontrent des obstacles, et d’abord l’État lui-même ». Les auteurs ne proposaient bien évidemment pas de liquider l’État mais de lui donner les moyens de réguler un dispositif plus libéral et horizontal, de déléguer d’une certaine façon un pouvoir de transformation qu’il ne sait pas exercer, afin de disposer enfin d’armes comparables à celles des États-Unis dans une compétition qui échappait à la France (cela non plus n’a pas changé). L’entreprise IBM était ainsi désignée comme un prototype de risque12 :

[ L’orientation des pouvoirs publics ] doit prendre en compte le renouvellement du défi d’IBM : hier fabricant de machines, demain gestionnaire de télécommunications, cette compagnie mène une stratégie qui la conduit à mettre en place un réseau de transmission et à le contrôler. Elle empiètera alors sur une sphère traditionnelle du pouvoir d’État : les communications. Faute d’une politique appropriée, se dessinera une double aliénation : à l’égard du gestionnaire de réseau ; à l’égard des banques de données américaines, dont il facilitera l’accès.

Tout ceci semble aujourd’hui bien loin mais déjà se dessinaient des problématisations encore valables aujourd’hui. Seuls les termes ont changé. Ce n’est plus IBM mais ce sont les GAFAM ; ce n’est plus le réseau mais ce sont les réseaux terrestres, marins et satellitaires ; ce ne sont plus seulement les petits ordinateurs individuels ou les grands ordinateurs privés mais les smartphones, les clouds et les objets connectés… Et surtout, les « grands et les puissants » sont désormais plus grands et plus puissants que jamais, qu’il s’agisse d’entreprises géantes ou d’États autoritaires, bien loin du rêve libéral promis par l’informatisation des années 1970 ou de l’utopie libertaire de l’internet des années 1990.

La télématique française a donné le Minitel, une belle idée rattrapée par un caractère fondamental du processus d’informatisation : celui-ci repose sur une puissance technique et financière privée de niveau mondial, ainsi que d’une capacité d’amorçage politique (Dimensions politiques de la blockchain) dont la France était déjà dépourvue malgré une certaine vigueur scientifique et technologique.

Voici donc les premiers caractères assez simples de ce processus d’informatisation toujours à l’œuvre, dans ses dimensions sociales et techniques, tel qu’il était envisagé à la fin des années 1970 : un processus de transformation mondial de la société, d’inspiration libérale, par la mise en réseau de machines à calculer (au sens le plus large du verbe « calculer »). Cette description sommaire, si elle permet d’apercevoir que l’informatisation est toujours bien dans l’air du temps, ne permet pas encore de comprendre le processus d’informatisation proprement dit. Pour cela, un détour méthodologique s’impose.

Comprendre

Chacun devrait se soucier de comprendre véritablement la technologie, synthétiquement et dans toutes ses dimensions (techniques, économiques, politiques…) afin de cultiver un certain discernement et d’ « adopter » ou de « faire sien », comme le proposait le philosophe Bernard Stiegler, plutôt que de s’adapter (il utilisait aussi cette jolie formule : « faire du défaut ce qu’il faut »). Mais cette compréhension semble à beaucoup hors de portée, voire même inutile. Les promoteurs de l’informatisation n’aident guère quand par exemple ils déguisent la technologie en « expérience ». Les vulgarisateurs de tous bords ne font pas mieux quand ils s’acharnent à expliquer la technologie comme s’il s’agissait de phénomènes physiques transcendants. Or13 :

[…] tout processus physique est descriptible, il est souvent explicable, à savoir reconduit à des « lois » qui le régissent. Mais il n’est pas compréhensible, et à vrai dire, il n’y a là rien à comprendre.

On peut expliquer la pluie, les phases lunaires, la respiration cellulaire etc.14 et il n’y a là en effet rien à comprendre. En revanche, le processus d’informatisation ne surgit pas comme un phénomène naturel : nous en sommes bien les architectes, les promoteurs, les utilisateurs… Il y a là, enfin, quelque chose à comprendre. Le sociologue allemand Max Weber (1864-1920), à l’origine de de la « sociologie compréhensive », rappelle en effet que ce qui peut être compris en général c’est le comportement d’individus singuliers15 :

Cela est conditionné par la possibilité de ce que Weber appelle sympathisches Nacherleben, le re-vivre sympathique (ou empathique) des comportements et des motivations d’autrui.

Nous « sentons » bien qu’il est ainsi possible de comprendre pourquoi une dispute éclate, pourquoi tel individu expose sa vie privée sur les réseaux sociaux ou au contraire s’y refuse, pourquoi tel autre achète tel vêtement tout en connaissant ses conditions de fabrication, etc. en imaginant empathiquement leur situation. C’est ce sens de « comprendre » que nous proposons de retenir et d’explorer pour ce qui concerne l’informatisation. Mais comment nous y prendre ? En deux mots, il faudrait 1) identifier les « individus singuliers » concernés et 2) pouvoir « re-vivre » leurs motivations pour l’informatisation. Sur ce second point, le sociologue Gérald Bronner précise que cette « reconstruction de ce sens subjectivement visé présuppose l’existence d’invariants mentaux propres à l’espèce humaine »16. Or nous partageons tous au moins cet invariant universel : la raison. Poursuivons avec Gérald Bronner (nous soulignons) :

Cette universalité ressort au moins de deux aspects. Le premier est celui de la rationalité instrumentale qui, selon une conception classique depuis Aristote, dépeint l’individu rationnel comme celui qui utilise, dans un contexte donné, les moyens adéquats à la poursuite de ses fins. Le second est celui de la rationalité cognitive qui, précise Boudon […], implique « la validité et la compatibilité entre elles des propositions qui composent une théorie, ou des raisons qui fondent une croyance, ainsi que leur compatibilité avec le réel. » Ces deux aspects de la rationalité humaine peuvent être considérés comme des invariants cognitifs de notre espèce et permettent de comprendre au sens wébérien des activités sociales relevant de cultures très différentes de celle de l’observateur.

Ainsi, pour résumer, le dénominateur commun qui nous permettrait de comprendre quelque chose est le « re-vivre empathique » des motivations rationnelles d’autrui, motivations « instrumentales » par les fins, ou bien « cognitives » par cohérence avec le réel ou avec une croyance dominante17. Weber a ainsi observé avec une grande précision différents processus de rationalisation du monde, singularisé semble-t-il en Occident par « une volonté de contrôle et de domination systématique de la nature et des hommes »18.

Il manque donc à notre étymologie sommaire de l’informatisation comme « processus de transformation mondial de la société, d’inspiration libérale, par la mise en réseau de machines à calculer » une allusion au processus de rationalisation qui en serait le moteur. En tout cas, un développeur ne développe pas, pas plus qu’un consommateur de consomme, en raison d’une pulsion pour le libéralisme ni, d’ailleurs, pour l’informatique.

Idéaltypes – Individuel et collectif

Cette présentation peut laisser penser que seuls sont essentiels les comportements d’individus singuliers et que, d’une certaine façon, la rationalité collective pourrait ressortir de l’ensemble des rationalités individuelles. C’est évidemment inexact. Entre le collectif et l’individuel, il n’y a pas de terme premier ou d’ordre causal privilégié. À chaque instant le collectif est porteur de sens pour l’individu et réciproquement. Cornelius Castoriadis illustre ainsi ce point important19 :

[…] ce sens n’est jamais « isolé ». Il participe toujours de l’institution globale de la société comme institution de significations imaginaires, et il en est solidaire. C’est pourquoi aussi […] je ne peux pas insérer dans une société capitaliste l’idéaltype « chamane », par exemple, ou bien l’idéaltype « spéculateur financier » chez les Aranda.

Max Weber appelait ces catégories des « idéaltypes ». Ces idéaltypes ne prétendent pas décrire concrètement, dans les moindres détails, par exemple le « chamane » ou le « spéculateur financier ». Ce sont plutôt des outils méthodologiques, des schémas de rationalisation qui indiquent les traits principaux aidant à penser le sujet. Castoriadis ajoute donc que les idéaltypes individuels ne rationalisent pas dans l’absolu mais dans le contexte d’ « idéaltypes collectifs » pourvoyeurs de sens pour eux.

Dans le contexte de notre sujet, un examen sociologique est ainsi appelé sous la forme d’un inventaire exhaustif des idéaltypes individuels et collectifs de l’ère de l’informatisation, travail probablement réalisé en tout ou partie mais à notre connaissance jamais rassemblé. Vaste programme, tant le terrain est fragmenté, au niveau collectif par les champs économiques et disciplinaires (économie, sociologie, médecine, mathématiques…), et au niveau individuel par la multiplication de rôles très étroits assignés à chacun (acheteur, cible, électeur, programmeur, chef d’entreprise…)20.

Automatisation

Ceci étant dit, il manque donc à notre définition de l’informatisation un terme générique et « rationalisant » qui permettrait la projection d’idéaltypes individuels et collectifs.

Commençons par une comparaison. Avec le recul historique, nous observons que l’informatisation succède à la mécanisation, terme dont l’apogée lexicale se situe autour de 1960 :

En tant que processus technologique, la mécanisation déploie des machines et plus largement ce que le philosophe Gilbert Simondon appelait des « objets techniques ». Très sommairement, l’ « effet » essentiel et le terme « rationalisant » de la mécanisation fut l’industrialisation, une transformation sociale en vue de la production et de la consommation de masse. On conviendra que si la mécanisation, comme l’informatisation, dénote l’aspect purement technologique, explicable mais incompréhensible, d’un processus de rationalisation, l’intention industrialisante est en revanche porteuse de sens pour les individus et les collectifs. Il serait rationnel d’agir pour l’industrialisation, par exemple pour faire davantage de profit ou pour consommer toutes et tous la même chose ou pour consommer davantage. La mécanisation est ainsi le processus technologique qui répond pour ainsi dire concrètement pour ainsi dire à ces « besoins » d’industrialisation.

En ce qui concerne l’informatisation, à quel « besoin » répond-elle ? Peut-on parler par exemple d’ « horizontalisation » ? En effet, comme Nora et Minc le suggéraient déjà, la « télématisation », rend possible la mise en relation immédiate de chacun avec chacun, tout ceci (apparemment) en minimisant ou en supprimant toute intervention d’un tiers régulateur (État, banque, notaire, intellectuel…). Nous voyons ici une motivation instrumentale, parfaitement rationnelle, de l’informatisation, dans le contexte du collectif auxquels Nora et Minc appartiennent, la société française en crise des années 1970, et nous les comprenons donc sans difficulté lorsqu’ils disent que l’informatisation est (doit être) un processus d’horizontalisation. Mais déplaçons en Chine. Le pouvoir se sert là-bas du réseau des machines à calculer pour instaurer un contrôle social drastique : l’informatisation est au contraire envisagée comme un processus de verticalisation21. La rationalité des acteurs chinois, aussi bien contrôleurs que contrôlés, dans le contexte d’un collectif dominé par le parti communiste, est (apparemment) assez différente de la nôtre mais reste à nouveau compréhensible. Par conséquent, l’horizontalisation, la verticalisation et plus généralement la spatialisation des rapports sociaux ne sont pas spécifiques de l’informatisation en tant que telle.

En revanche, l’informatisation se distingue en ce qu’elle est appelée par le « besoin » d’automatisation, terme que nous proposons donc d’établir comme moyen de compréhension. Cette proposition un peu radicale mériterait un vrai débat mais elle suggère exactement ce qui nous intéresse, à savoir une rationalité universelle, insensible aux idéaltypes culturels et nationaux, caractéristique d’une ère technologique. Partant de là, il faudrait explorer, compliquer et reconnaître ce besoin lointain dans chaque acte d’informatisation, qu’il soit individuel ou collectif.

C’est donc la rationalité de l’automatisation qu’il faut mettre à jour. Quant à l’informatisation, nous devrons nous satisfaire d’explications.

Lexique (2)

Nous disons donc quelque chose comme : l’informatisation est un processus mondial d’automatisation de la société, d’inspiration libérale, par la mise en réseau de machines de calcul. Pourtant, cette vague-là serait aussi derrière nous si l’on en croit son emploi dans les corpus français :

Nous avons désormais l’habitude : il y eut bien une vague économique et politique d’automatisation, terme désormais tombé en désuétude. Pour autant, nous disons ceci :

« Automatiser » signifie mettre en place des « automatismes ». Ces automatismes technologiques ne visent pas seulement à répéter mécaniquement la même chose (« making it automatic »), mais plus généralement à nous permettre d’ « accomplir [ une chose ] d’une manière inconsciente, sans la participation directe de la volonté ou de l’intelligence ». Cette automatisation, envisageable précisément de l’esprit rationnel, vient de loin – nous pouvons remonter au moins à Leibniz – et rencontre enfin, au XXème siècle, sa technique, comme ce libéralisme dont Nora et Minc nous prédisaient l’avènement concret avec la télématique.

Ainsi, lorsque nous sommes dans la disposition de comprendre un phénomène, un produit ou un service « numérique », nous devrions d’abord nous demander, selon cette acception de l’automatisation, quelque chose comme : qu’a-t-on cherché à automatiser ? Qui ? Pourquoi ? Etc. Soit dit en passant, toute entreprise ou tout collectif qui prétend « informatiser » (ou « digitaliser ») ses produits, ses services ou son organisation sans s’être posé ce genre de question est inévitablement « zombie », c’est-à-dire maintenue en quelque sorte sans conscience dans l’existence (Des zombies non-modernes).

Tentons maintenant d’esquisser quelques idéaltypes en lien avec le « besoin d’automatisation ».

IBM

Rappelons cette évidence : les seuls agents effectifs de l’informatisation, et qu’il faut donc impérativement comprendre, sont les services et entreprises d’informatique, ou de « services du numérique » comme on dit22. Ces idéaltypes essentiels font pourtant rarement l’objet d’examens sociologiques, encore moins philosophiques. IBM, entreprise fondée en 1911 et devenue International Business Machines Corporation en 1924, est un véritable traceur de l’ère de l’informatisation. Son épopée connut quelques épisodes sombres (relatés en toute transparence) comme celui-ci datant de l’époque pré-informatique de la mécanographie23 :

Les données générées au moyen d’équipements de comptage et d’alphabétisation fournis par IBM, par l’intermédiaire de ses filiales allemandes et nationales, ont joué un rôle déterminant dans les efforts du gouvernement allemand pour concentrer et finalement détruire les populations juives ethniques à travers l’Europe.

On peut certainement comprendre avec un certain effort et jusqu’à un certain point la bureaucratie nazie qui fournissait à ses agents les règles de « rationalité » (bien qu’elles fussent terrifiantes, absurdes, suicidaires…), mais peut-on re-vivre empathiquement le « rationnel instrumental » de Thomas Watson, Président d’IBM à l’époque, qui a activement encouragé et soutenu financièrement les opérations de recensement ethnique de l’Allemagne nazie ? Il le faudrait…

Ainsi, dans le berceau-même de l’ère de l’informatisation, l’humain envisageait déjà son propre « dressage » aux rapports sociaux automatisés, c’est-à-dire décérébrés. Toute comparaison contextuelle et abominable mise à part, ce processus est toujours à l’œuvre. Si nous insistons un peu sur les aspects tragiques de cette histoire, c’est bien en écho à l’interpellation de Michel Volle et à cette fameuse « impulsion suicidaire » avec laquelle l’informatisation aurait à voir. Peut-être comprenons-nous déjà un peu mieux. Il reste à examiner le caractère causal et surtout moral de cette automatisation que les technophiles (comme les bureaucrates) estiment au mieux axiologiquement neutre, au pire bonne en soi en tant que solution à tous les problèmes qui se présentent (Jacques Ellul et le système technicien).

Travail

Le « traceur » IBM nous dit aujourd’hui24 :

L’automatisation est l’utilisation de la technologie pour la réalisation de tâches où l’apport [ input ] humain est minimisé.

Cette définition est incontestable mais il faut préciser un peu. Si IBM met en œuvre des solutions pour minimiser l’input humain, c’est au prix d’un input maximal de celui de ses employés, dont automatiser est précisément le job25. Ce que nous indiquons ici sommairement, Michel Volle nous le présente plus précisément sous la forme d’une raison économique assez facile à comprendre26 :

[…] la conception d’un produit, étant réalisée avant que la production ne débute, est un stock (de textes, plans, programmes informatiques, comptes rendus de tests, installations, organisation etc.). Si le coût de production se résorbe dans la conception, le capital (au sens de « stock », et non au sens de « capital financier » ni même de « capital fixe », trop restrictif ici) devient le seul facteur de production. L’économie devient purement capitalistique, situation que nous désignons par le terme « ultracapitalisme ».

Le capitalisme devient « ultra » lorsque tout le travail est stocké en amont, ce qui est tout à fait typique du processus d’automatisation (comme l’apprentissage de GPT, pour fixer les idées avec un exemple récent)27. Le travail stocké par IBM (sous l’idéaltype de l’entreprise du secteur numérique) consiste en la déclinaison sans fin de « use cases » comme la « business automation » que l’on peut traduire par « automatisation du travail ». Et nous pouvons reprendre ici le terme un peu ironique de « mensonge phénoménal » car le travail échappe autant à notre regard délicat que les centrales électriques ultrapolluantes de Thomas Edison28 :

Le succès fut immédiat : à la place de la lumière du gaz, qui salissait les intérieurs bourgeois, cette innovation gardait frais tableaux et tapisseries. Mais, à quelques kilomètres de là, deux centrales à charbons rejetaient 5 tonnes de scories par jour dans l’Hudson River. Ce modèle de délocalisation des effets nocifs, inscrit si profondément dans notre mode de vie, nous empêche de voir que bien des vertus électriques relèvent à la catégorie « fake news ».

L’automatisation « délocalise » ainsi le travail, surtout le travail à haute valeur ajoutée, mais elle le « désynchronise » aussi de l’usage de sa production : le travail n’est plus là où ni quand il produit son effet. Qu’il s’agisse du joueur d’échecs informatisé Deep Blue d’IBM, qui a battu le champion Garry Kasparov en 1997, de la « machine » Amazon de Jeff Bezos (Homo Amazonus), de la machine morale Parcoursup en France (PageRank, Parcoursup et autres « machines morales ») ou même de ChatGPT (GPT-3, LaMDA, Wu Dao… L’éclosion des IA « monstres »), toutes ces choses automatiques stockent du travail rentabilisé à peu de frais de fonctionnement, mais surtout elles enfouissent les motivations instrumentales du travail réalisé par IBM, Amazon, OpenAI ou l’État français. Elles sont donc littéralement incompréhensibles.

Aujourd’hui, les éthiciens du numérique se battent pour obtenir des IA « explicables » (voir par exemple « explainable AI » par IBM29) mais rien ne les rendra jamais directement compréhensibles30, à moins de connaître une version dystopique de l’ère de l’informatisation où nous pourrions re-vivre empathiquement les motivations rationnelles de ces choses automatiques, un pur vertige phénoménal cette fois.

Rationalité limitée, compréhension limitée

Ce premier volet de l’ «ère de l’information » se referme ainsi sur la double proposition que 1) l’informatisation vise radicalement l’automatisation – comprise comme la réalisation de tâches d’une manière inconsciente, sans la participation directe de la volonté ou de l’intelligence » – et 2) que tout phénomène relevant de l’ « informatique » (ou du « numérique ») peut s’expliquer tandis que tout phénomène relevant de l’ « automatique » au sens large peut relever d’un examen sociologique et par conséquent finir par se comprendre. Nous devrions pour cela examiner précisément et systématiquement, en bons sociologues wébériens, les idéaltypes des « travailleurs » de l’automatisation (chercheurs, mathématiciens, hackeurs, développeurs d’algorithmes, concepteurs d’ « expériences », DSI, patrons de la Silicon Valley, etc.), mais aussi des utilisateurs de « choses automatiques » que nous sommes (conducteurs de voiture autonome, abonnés à Netflix ou à Amazon Prime, e-résidents estonien, sportifs « self quantifiés », patients en parcours de soin automatisé, etc.), et enfin les idéaltypes collectifs qui fournissent à tous ces acteurs leur contexte de rationalité (startups, méga-entreprises, états, groupes sociaux numériques…).

S’il reste à élucider les motivations rationnelles de ces travailleurs et de ces utilisateurs, il faut en même temps reconnaître une difficulté : l’automatisation ne peut pas se comprendre exclusivement à l’aune de ces motivations individuelles et collectives parce qu’elle est également sa propre cause. Expliquons-nous pour finir sur ce point. Si l’ère de l’informatisation est indubitablement animée par un besoin de choses automatiques, elle est également caractérisée par l’inflation dimensionnelle de la complexité et des problèmes à résoudre du fait même du fonctionnement de ces choses automatiques. Dans cet environnement, la rationalité humaine est limitée par manque d’information, de temps et tout simplement de « dimensions cérébrales ». Il faut donc toujours plus de choses automatiques (comme ChatGPT…) pour pallier ce défaut :

Ce cycle « infernal » amenuise nos possibilités de compréhension (au sens de la sociologie compréhensive de Max Weber) en diminuant progressivement la part de rationalité « humaine » dans l’action individuelle. L’ère de l’informatisation est probablement née de ce cycle amorcé par l’effrayante inflation de crises complexes, de dimensions mondiales, qui ont traversé la première moitié du XXème siècle. On ne s’étonnera guère que l’un des acteurs de cette amorce, l’économiste et sociologue américain Herbert A. Simon ait, dans les années 1950, à la fois mise en évidence ce phénomène de « rationalité limitée »31 contre les théories économiques néoclassiques de l’individu purement rationnel, et conceptualisé avec le chercheur en informatique et en psychologie cognitive Alan Newell les premiers outils de rationalité assistée que l’on qualifie encore aujourd’hui d’« intelligence artificielle ».


Version pdf : L’ère de l’informatisation (1) Automatisation


1. Michel Volle – 7 décembre 2007 – Prédation et prédateurs (p.175)
2. Wikipedia – Buzzword
3. On trouvera ici une synthèse actualisée par Michel Volle lui-même de l’ouvrage précité : Michel Volle / Cahiers philosophiques 2015/2 (n° 141), pages 87 à 103 – 2015 – Comprendre l’informatisation
4. Source : Google Books Ngram Viewer (informatisation)
5. Nous ne sommes pas très convaincus par le terme d’ « ère de l’information » forgé par le sociologue espagnol Manuel Castells et qui désigne à peu près la même chose et la même période. Premièrement, le terme d’ « information » n’est pas spécifique d’une ère quelconque – ou alors c’est dans le sens d’une information mécanisée et alors autant le dire – et deuxièmement il ne rend pas compte de la dimension essentiellement « processuelle », dynamique, de l’ère de l’informatisation.
6. The Conversation – 16 novembre 2021 – Débat : L’électricité, ce mensonge « phénoménal »
7. Un néologisme est la plupart du temps un constat retardé. Sans aucune certitude, le terme français d’ « informatisation » semble apparaître ici en 1971 : J.-C. Quiniou, « Marxisme et Informatique », Éd. Soc., p. 137 : « La construction du socialisme en France, ce sera le pouvoir du peuple plus l’informatisation du pays » (source : CNRTL)
8. Simon Nora, Alain Minc – janvier 1978 – L’informatisation de la société
9. Ibid.8 p.10
10. Ibid.8 p.11
11. Ibid.8 p.11
12. Ibid.8 p.13
13. Cornelius Castoriadis / Esprit – octobre 1990 – Le monde morcelé (p.49) – Cet ouvrage est une collection de textes composés entre 1986 et 1989, dont « Individu, société, rationalité, histoire », publié dans la revue Esprit en février 1988, à propos du livre de Philippe Raynaud, Max Weber et les dilemmes de la raison moderne.
14. On remarque au passage que l’explication se réduit toujours en fin de compte à la vérification de cohérence avec un jeu de langage établi ou ajusté pour l’occasion (caractère tautologique de l’explication).
15. Ibid.13 p.49
16. Gérald Bronner / L’Année sociologique 2020/1 (Vol. 70), pages 153 à 174 – 2020 – Pourquoi une sociologie compréhensive augmentée ?
17. Les mathématiques et l’économie se sont intéressées à la modélisation de la rationalité afin, d’une certaine manière, de la contrôler. Voir Utilité, ophélimité, rationalité.
18. Wikipédia – Max Weber
19. Ibid.13 p.75
20. Il suffit d’observer aussi que le « terminal » du système informatique mondial n’est plus le smartphone ou l’ordinateur personnel mais l’humain lui-même. Nous rejoignons ici la thématique de l’ego multiple aperçue dans Le corps de René Thom (singularités).
21. La vision « spatiale » de la Chine semble plus profonde que la nôtre puisque, comme nous le relevions dans Chine et IA : impérial !, « comme le Système de Crédit Social, l’IA est d’emblée perçue comme un moyen complet, vertical et horizontal, de contrôle et donc de stabilité sociale »
22. En France, en 2012, le terme « ESN » – Entreprise de services du numérique – a remplacé celui de « SSII » – Société de services en ingénierie informatique –sur proposition du syndicat professionnel patronal des entreprises du secteur. Ce syndicat s’est lui-même appelé Syntec informatique jusqu’en 2010, puis Syntec Numérique, et enfin Numeum depuis 2021 après sa fusion avec Tech in France, ex. AFDEL (Association française des éditeurs de logiciels et solutions internet)
23. Wikipédia – IBM
24. Site d’IBM – What is automation? – “Automation is the use of technology to perform tasks with where human input is minimized”.
25. On peut nous objecter que même les employés des ESN verront leur travail automatisé, qu’il s’agisse de développement informatique ou de conception. Mais la conception des automatismes (IA…), leur exploitation, la « curation » de leurs résultats demandera toujours du travail humain.
26. Ibid.1 p.70
27. Selon Michel Volle, cet ultracapitalisme conduit une « économie du risque maximum » et au retour d’un régime féodal de prédation. C’est en cela que l’informatisation conduit, faute de comprendre ses implications, à un « suicide » démocratique. Ce résumé est développé dans les ouvrages de Michel Volle précité. Voir aussi ici un exemple de régime de prédation : Elon Musk, vassal spécial.
28. Ibid.6
29. IBM – What is explainable AI (XAI)?
30. L’explication consiste simplement en la représentation d’un phénomène ou d’une décision dans les langages disponibles (naturels, mathématiques…). C’est donc essentiellement un jeu de langage, tandis que la compréhension sollicite le « corps ».
31. Wikipédia – Rationalité limitée

6 Responses

  1. Paolini dit :

    Bonjour arnaud
    Tu es précieux, je n’ai pas tout lu, mais je garde ça en tête
    En tout cas, j’ai relayé au petit génie qui boit des bières à Prague pour lui ouvrir le cerveau
    A très vite

    • Arnaud Bénicourt dit :

      Merci Dominique ! Ce petit génie te mérite. Avec plaisir si quelques passages de ce texte peuvent faire office de décapsuleur…

  2. Passionnant, ça structure l’approche du sujet qui baigne par ailleurs dans une confusion permanente;
    « Mal nommer les choses…. » disait l’autre Albert.
    Grand merci Arnaud, on se sent un peu moins désarmés sur le sentier du Web

    • Arnaud Bénicourt dit :

      Merci beaucoup Bernard,
      Et bien nommer les choses est devenu « ultra-compliqué » ! à la limite du faisable…
      N’est-ce pas stupéfiant ?

  1. 5 août 2023

    […] milieu du XXème siècle répond à ce que nous avons appelé un « besoin d’automatisation » ((1) Automatisation), et ce régime technique tourne toujours à plein derrière le masque des ruptures et des […]

  2. 21 novembre 2023

    […] Par surcroît, la technique ne nous sidère pas seulement de temps à autre, comme face à l’événement, mais elle nous sidère sans relâche. On peut comprendre cet état auto-entretenu si l’on se souvient de ces deux caractères essentiels du système technique : sa puissance et son opacité (l’essentiel de l’argument est métaphoriquement développé dans Le « progrès » révélé par la Photographie (avec Henri Van Lier)). En deux mots, la puissance technique nous « assomme »2 d’effets sans origine claire, qui eux-mêmes produisent de loin et automatiquement d’autres effets, saturant sans cesse la scène d’une réalité « kaléidoscopique », détachée du réel, et donc totalement opaque (L’ère de l’informatisation (1) Automatisation). […]

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