Le « progrès » révélé par la Photographie (avec Henri Van Lier)

Temps de lecture : 20 minutes


Ainsi, la photographie est un des trois ou quatre lieux, avec le son, les éclairages, l’ordinateur, l’automobile, l’avion, où se manifeste la vraie nature initiatique de la technique dans le monde contemporain. En ce sens, elle n’est pas seulement technique, mais techno-logique.

Henri Van Lier – Philosophie de la photographie

Analogie

Comment rendre compte, même sommairement, de la nature du progrès technique ? Il ne suffit pas de faire l’inventaire des innovations pour rendre ce progrès intelligible. Chacun devine pourtant une cohérence à l’œuvre, un système et une logique à l’origine des transformations de tous ordres dont nous sommes, selon les circonstances, les victimes, les adorateurs ou plus généralement les observateurs. Peut-on mieux voir le visage de ce système de progrès et le brosser à grands traits ?

Chacun distingue au moins que le « numérique » étaye l’essentiel du progrès technique, qu’il s’agisse d’avionique, d’automobile, de médecine, d’agriculture… Mais ce système « Numérique » qui avance est devenu à ce point complexe, diffus et envahissant qu’il se dérobe à toute synthèse. Face à ce genre d’obstacle, le réflexe est de partir à la recherche d’analogies. L’analogie reste bien entendu suspecte en tant que procédé épistémique, tout pouvant ressembler à tout selon l’angle choisi et transitivement mener à l’absurde. Mais elle demeure une excellente génératrice d’hypothèses. Aussi, face à notre obstacle, nous nous permettons d’envisager une analogie entre le système Numérique et la photographie considérés sous l’angle suivant : le Numérique est informationnel, une photographie est une information, et des parallèles peuvent donc se faire. Poussant un peu plus loin, nous pensons même que le Numérique est d’essence analogue à la « Photographie » (avec un grand « P ») considérée en tant que système. C’est cette analogie entre systèmes que nous esquissons ici :

Numérique ~ Photographie

Le terme de « photographie » (avec un petit « p ») sera réservé pour désigner l’image photographique elle-même (la « photo ») et, par extension, l’activité consistant à « faire des photos ».

Boîtes noires

De nombreuses réflexions poétiques, sociologiques et philosophiques ont accompagné l’essor de la photographie. Nous avons choisi ici une lecture quelque peu hétérodoxe, celle de la « Philosophie de la photographie »1 du philosophe belge Henri Van Lier (1921-2009), ouvrage disponible sur le site dédié à son « Anthropogénie »2.

Henri Van Lier nous entraîne, lui, dans les arcanes du système qui explique l’existence-même de la photo, et c’est cette exploration technique qui permet d’engager l’analogie. Soit dit en passant, les réflexions au sujet du Numérique évitent bien souvent ce genre d’exploration, peut-être parce qu’il faut produire un effort technique dont beaucoup de philosophes ou de sociologues peuvent se croire dispensés. Après tout, l’objet de leurs cogitations est là sous leurs yeux et produit déjà ses effets (l’addiction au smartphone et ses conséquences peut être étudiée sans connaître l’histoire de cet objet technique ni, surtout, sans chercher à connaître la logique qui a présidé à son apparition, etc.). Mais ils passent ainsi à côté du rapport essentiel entre, disons, la « tentation technicienne » préalable à l’existence d’un objet (comment Steve Jobs a développé sa vision…) et les effets de cet objet (psychologiques, sociaux, écologiques…) lorsqu’il se répand.

Ainsi, le philosophe qui examine un résultat technique part de ce résultat comme s’il s’agissait d’un donné réel et l’ « ontologise », comme on dit maintenant. Justement, nous lisons au sujet de l’ouvrage de Roland Barthes3 :

L’enjeu de La Chambre claire apparaît : il s’agit d’énoncer les conditions d’un possible retour à l’ontologie. Il s’agit de refonder une économie du signe hors des circuits du Pouvoir : d’où la promotion de la photographie privée, l’assomption de l’anonyme amateur. La périphrase métaphorique – « chambre claire » au lieu de photographie – évince le pathos ou le mystère de l’obscur, de la trop célèbre chambre noire.

La photographie est considérée comme une conquête des « circuits du Pouvoir » qu’il s’agirait de restituer à l’ « anonyme amateur ». L’intention est limpide mais cette incantation méconnaît le caractère nécessairement opaque de la technique, en particulier de la technique Photographique. Cette « trop célèbre chambre noire » n’a aucune possibilité de devenir claire pour quiconque et le philosophe devra donc bien s’y confronter, « à la Gilbert Simondon » (Gilbert Simondon, philosophe de l’information ?).

Pour notre investigation Numérique ~ Photographie, le concept de chambre noire (camera obscura) doit être subsumé sous le concept plus large de « boîte noire » (capsula obscura, si l’on veut). Mais même ce concept de « boîte noire » reste impropre si l’on entend par là seulement un objet qui produit des sorties (par exemple des images photographiques) à partir d’entrées (des scènes lumineuses). L’une des caractéristiques du système Numérique est en effet d’être composé d’artefacts réels ou virtuels interagissant à distance et en réseau. Nous devrions donc parler en toute rigueur de « processus noir ». Nous conservons malgré tout ici le terme de « boîte noire » qui présente l’avantage de venir déjà équipé de connotations que chacun peut comprendre.

Noir c’est noir

Henri Van Lier déploie lui-même de savants commentaires, enrichis de moult exemples, sur la photographie et ses significations mais il envisage la Photographie intégralement et dans le cadre d’un système de pensée plus vaste. Ainsi peut-il affirmer :

La photographie est […] l’expérience la plus vive de ce que le physicien appelle une boite noire, celle dont on voit bien l’entrée (input) et la sortie (output), mais sans jamais trop savoir ce qui se passe entre les deux. La fonction de la réalité et du cosmos c’est de dissimuler les boîtes noires, de faire croire que tout est réductible à des signes, des référents, objets et événements, et donc à des liens élucidables de causalité.

Van Lier expose ici un type scientifique de boîte noire qui nous amène au seuil du questionnement scientifique par excellence : que se passe-t-il à l’intérieur ? Le physicien « pense » qu’il se passe une transformation f qui « agit » de telle façon que :

Input → f → Output

Son travail consiste donc à comprendre puis à traduire f dans une langue mathématique.

Mais une boîte noire technique, c’est tout autre chose : f n’est pas un mystère à élucider mais bien évidemment un stratagème. Pour des raisons que nous ne développerons pas ici, ce stratagème doit toujours être « dissimulé by design » et donc se dérouler à l’abri d’une boîte noire (voir aussi Tristan Harris et le marais de l’éthique numérique). Alors, le système technicien peut être assimilé au « cosmos » évoqué par Henri Van Lier, dont le propos dérive ainsi : la fonction de la réalité et du système technicien c’est de dissimuler les boîtes noires, de faire croire que tout est réductible à des signes, des référents, objets et événements, et donc à des liens élucidables de causalité. Nous voyons tous, par exemple, Mundus Numericus apparaître comme un « cosmos » miraculeusement ouvert à des élucidations causales, une sorte de cosmos clair, alors qu’il est avant tout constitué de boîtes noires à l’abri desquelles se déroulent d’opaques stratagèmes algorithmiques.

La Photographie est une parfaite illustration de ce système technicien qui produit une « réalité »4 acceptable (outputs) et, surtout, apparemment élucidable sans en connaître les procédés techniques.

Processus planétaire

[…] un photographe ne dépend pas de ses appareils et de ses pellicules de la même façon que Beethoven de ses facteurs de piano, qui étaient seulement quelques-uns et vivaient pas trop loin de chez lui. L’homme utilisateur photographique dépend d’un homme technicien photographique qui comprend des milliers d’individus répartis de par le monde, lesquels sont eux-mêmes dépendants d’un gigantesque processus planétaire, la Photographie.

Henri Van Lier

Le progrès technique mène à la multiplication et à l’extension planétaire des boîtes noires. On ne peut manquer de noter la place qu’elles ont prise dans notre quotidien, interfaces obligées entre nous et le « réel », mais aussi notre ignorance à leur sujet : ces boîtes noires tiennent lieu d’un environnement fonctionnel, contingent, qui n’est pas destiné à être compris (« c’est comme ça » …). C’est ainsi que nous sommes devenus comme les photographes dans un « processus planétaire ».

L’important corollaire, c’est que l’essentiel des « jeux de pouvoir » nous échappent et s’imposent à nous sans coup férir, principe que certains ont désigné par le terme de « technocratie »5. Dans ce vaste processus industriel en effet, les plus puissants sont les inventeurs de stratagèmes et donc les plus opaques : ingénieurs, physiciens, chimistes, numériciens … et les entreprises qui les emploient. N’est-ce-pas paradoxal ? le « technicien » semble en effet, au contraire, subordonné à l’ « utilisateur » qui veut toujours plus d’avantages (aller vite, avoir sous la main…) et moins d’inconvénients (attendre, faire moi-même…). Bref, la technique semble répondre à nos désirs.

Mais personne n’a désiré faire de photos avant que cela ne devienne possible. Ainsi, l’ordre des choses est principalement inverse : ce sont nos désirs qui répondent à la technique. A l’époque de son ouvrage consacré à la photographie, en 1983, Henri Van Lier n’avait pas encore pu prendre la mesure de l’hubris numérique conduisant à Homo Amazonus (cet humain désirant), mais il observait déjà que « la mise en place d’un homo photographicus planétaire produit aussi une subordination inverse, où la technique mue par sa logique propre modifie les habitudes perceptives et mentales de l’être humain ». Autrement dit, l’effet de réalité de l’output d’une boîte noire technique produit du « réel » nouveau (une fonction de l’art également), quelque chose d’autre auquel on doit s’adapter, tel un photographe à des œuvres photographiques dont il ne soupçonne pas l’origine.

Ar-ticulations

Nous apercevons déjà cette « dés-illusion » qui est l’amorce de toute pensée maîtrisée de la technique. Ainsi le technique précède le sémiotique (comme la boîte noire précède la photographie). Si ce « technique » est princeps c’est que Homo possède un corps technicien, dont Henri Van Lier fait une savante description dans le premier chapitre de son anthropologie générale intitulé « le corps technique et sémiotique » et dont voici un extrait :

Toutes ces extensions transversalisantes et articulations cadrantes des membres exigeaient des articulations blocables. L’évolution d’Homo a sélectionné les calages osseux dans ses chevilles, ses genoux, ses hanches, ses épaules, ses coudes, ses poignets. Par quoi le corps hominien est devenu articulatoire, c’est-à-dire manifestant ses articulations, et donc enclin à articuler son environnement, lequel se disposa à être technique et sémiotique. La racine grecque *ar, qui thématise l’ajustement et l’adaptation, a donné arthron pour les articulations du corps, mais aussi des dérivés couvrant presque tout le champ anthropogénique : la charrue, le labour, l’assaisonnement, l’agrès, le chevillage, la succession proche, le nombre, le compte, l’arithmétique, l’exactitude, la plaisance, la vertu, la précision, l’excellence dans ar-istos.

La technique déploie homothétiquement ce que nous éprouvons par ce corps technicien ar-ticulé. Le « sémiotique » ne vient qu’après. Ainsi, pour commencer à apercevoir le visage du progrès, le premier exercice consiste à débarrasser les objets techniques et leurs outputs des significations qu’on y a placées. Il faut revenir aux ar-ticulations enchâssées dans les boîtes noires et voir comment, premier caractère du progrès, elles permettent de transformer toujours plus de réel en toujours plus de réalité. Observons par analogie une photographie pour ce qu’elle est, pas pour ce qu’elle provoque ou signifie. Nous y verrons alors la trace du corps.

Van Lier nous rappelle cet exemple lointain :

La palpation, préparée chez les Singes à travers la circulation sur des branches minces, puis raffinée à travers l’épouillage, devint ainsi, en même temps que structurelle et texturelle, un tact allusif, élusif, pervasif à force d’être insistant, apte autant à la caresse qu’à l’estimation et à la construction techniques.

La boîte noire Photographique réalise ainsi une sorte de « palpation lumineuse » que l’œil technicien avait toujours envisagée et qui désormais l’augmente.

Processus

La boîte noire Photographique enferme le processus par lequel une scène lumineuse réelle est transformée (f) en une image réaliste toujours disponible pour un « là-sous-nos-yeux ».

Boîte noire photographi

De nombreux stratagèmes ar-ticulatoires s’y succèdent (convergence lumineuse sur un plan fixe, saisie, stockage, reproduction, diffusion) mais nous, consommateurs-photographes, ne considérons que l’image finale, homologue d’un instant lumineux, comme si rien n’avait fonctionné entre les deux. Les traitements laissent pourtant toujours quelques traces (flous, trainées, cadres, pixels, colorisations…), provoquant ces impressions et sentiments qui inspirent parfois la poésie ou la philosophie.

Le rôle du photographe consiste à être présent au bon moment et au bon endroit, rôle infime bien qu’indispensable. Le « choix » du point de l’espace-temps d’où est saisie la scène lumineuse fait ainsi partie du fonctionnement ; à ce titre, le photographe fait donc en toute logique partie de la boîte noire. L’image n’est que l’écume de ce « gigantesque processus planétaire » Photographique et des jeux de pouvoir qui s’y déroulent.

Le système Numérique est constitué de boîtes noires qui fonctionnent de façon analogue puisque, là aussi, le réel est saisi par des capteurs-photographes, puis stocké, reproduit, diffusé… et transformé par des systèmes algorithmiques en réalités nouvelles qui s’affichent sur nos écrans ou commandent nos objets. Là aussi les traitements laissent des traces qui provoquent des impressions et sentiments qui inspirent parfois de savantes considérations philosophiques…

Flash sur les jeux de pouvoir

Nous avons présenté une boîte noire contenant un antique rouleau de pellicule photographique. Le numérique est aujourd’hui archi-dominant mais il n’y a pas si longtemps la technologie argentique étayait toute l’industrie et son modèle économique : les marges, énormes, étaient donc réalisées sur les ventes de pellicule et ainsi (nous soulignons) « la principale caractéristique de Kodak était d’être un fabricant de produits chimiques intégré verticalement »6 (ce dont le photographe se fichait royalement !). Par conséquent, toute innovation acceptée chez Kodak devait viser à vendre davantage de produits chimiques sous la forme finale de pellicules photographiques. La « destruction créatrice » dont Kodak fut victime ne s’explique fondamentalement que par la seule technologie. L’économiste Joseph Schumpeter attribuait savamment cette destruction créatrice à « cinq types d’innovation »7 mais les innovations peuvent toutes être considérées non pas comme des causes mais plutôt comme des effets, parfois à long terme, d’une technique fondamentale qui les exige pour se répandre dans le système technicien.

Ainsi, cette image photographique qui semble s’être tranquillement améliorée au fil du temps (définition, couleur…) n’est-elle que l’écume d’une impitoyable sélection naturelle de dispositifs socio-économiques destinée à « complaire » le système technicien et dont Kodak fut victime… Ce hiatus, à l’abri des boîtes noires, entre l’usage final des technologies et leurs impacts économiques, écologiques, sociaux, politiques… n’a jamais été aussi béant qu’aujourd’hui, et personne ne se passera d’un usage (de « prendre des photos ») sous prétexte qu’il dépend d’une boîte noire polluante, destructrice d’emplois et de liens sociaux ou à l’origine d’invraisemblables inégalités. Le « pouvoir » est bien obtenu sans coup férir, à l’abri de processus noirs…

Premier aperçu du « progrès » technique

Le progrès Photographique ainsi esquissé permet d’envisager de manière analogue les logiques qui animent le Numérique et le progrès technique en général. Celui-ci est devient alors perceptible sous deux modalités : 1) L’extension du domaine des boîtes noires et 2) l’accélération des transformations du réel en réalité, phénomène de vitesse déjà illustré dans Homo Amazonus. Ces deux modalités du progrès s’alimentent mutuellement.

Concernant la première modalité, le coup d’envoi est donné par l’antique camera obscura équipée d’un simple trou (le « sténopé ») qui permet la saisie d’un réel lumineux en relief sur une surface en deux dimensions. Les photographes que nous sommes l’oublient, mais ce stratagème optique connu depuis l’antiquité est tout à fait remarquable. En 1514, Léonard de Vinci explique que « En laissant les images des objets éclairés pénétrer par un petit trou dans une chambre très obscure tu intercepteras alors ces images sur une feuille blanche placée dans cette chambre. […] mais ils seront plus petits et renversés »8. Sur cette « feuille », il est dès lors possible de tracer à la main, comme sur un calque, les contours projetés. Le corps ar-ticulé du « photographe » effectue ainsi lui-même cette palpation-saisie 2D de la scène lumineuse qui vient historiquement se confondre avec un mode de palpation qui était jusqu’alors l’apanage du seul mathématicien géomètre (Corps et jeux de langage).

La première extension du domaine de la camera obscura consistera à « automatiser » cette saisie en rendant la feuille photosensible. Nous devons principalement à l’ingénieur français Nicéphore Niepce la stabilisation d’un procédé de saisie reproductible et donc accessible à l’esquisse d’une économie de la Photographie. La plaque photosensible est extraite manuellement de l’appareil après exposition et le corps ar-ticulé du photographe effectue donc encore un certain travail qui consiste en une palpation technique (physique et chimique), non plus directement du réel lumineux, mais d’un objet intermédiaire qui produire cette image photographique parfois « auréolée de mystères ». Ce procédé est encore utilisé par de nombreux amoureux d’une technique minimale dont nous n’avons pas trouvé meilleure et plus sensible description que celle proposée par le photographe Bernard Leclerc sur son site9 :

Une simple boîte percée d’un trou d’épingle dont le contour étroit caresse la lumière ondulante quand elle se faufile pour pénétrer dans la boîte. Une image naît de cette caresse, unique et singulière, qu’un support photosensible placé au fond de la boîte permet de cueillir. Rebelle au dressage, cette image est un regard naturel sur une réalité cachée, imperceptible en HD.

Fleurs sténopé

Fleurs drapées de lumière (avec l’aimable autorisation de l’auteur)

Déjà, l’humain commence à reculer devant la technologie, même si le corps reste impliqué, à la fois en tant que photographe pour palper la scène à saisir et en tant qu’ « ar-tisan » qui accomplit moult gestes, déplacements, manipulations… dignes d’un agriculteur ou d’un chercheur d’or. Mais le procédé s’impose, se « rebelle au dressage », et tous les signes de la technique se manifestent déjà, comme ce coin sombre, en haut à droite.

Progrès : trois signes d’extension

Face à l’extension des boîtes noires le corps humain se replie (y compris le cerveau). On ne dessine plus sur la feuille : un procédé chimique s’en charge. On n’extrait plus les plaques une à une, on ne tire plus les photos soi-même, on ne se déplace plus au laboratoire, etc. Finalement, le photographe lui-même tend à disparaître : l’espace-temps de la prise de la vue, où le corps s’engage et palpe, est réduit à un clic fugace (bien que le selfie semble encore ar-ticuler un peu plus qu’un pouce).

On assiste corrélativement à l’extension de ces traces techniques qui se « rebellent au dressage ». Comme le disait Henri Van Lier, « les habitudes perceptives et mentales de l’être humain » s’en trouvent modifiées. Habitués que nous sommes, nous allons jusqu’à rechercher ces traces sans lesquelles un sténopé n’est pas un sténopé, une photo n’est pas une photo, un Polaroïd n’est pas un Polaroïd… Elles deviennent nécessaires à la réalité que nous désirons façonner. Ce ne sont plus des accidents rebelles mais des transformations volontairement ajoutées, des additifs. Plus aucune photo ne sort d’un smartphone sans de lourds traitements algorithmiques. Puis il faut, dans la vie, ressembler à ces images dopées aux additifs techniques (considérer par exemple le phénomène dit de « dysmorphie Snapchat »).

Enfin, on assiste à l’extension de la « distance » entre réel et réalité. Ce phénomène conduit aussi à un changement d’habitude mentale. Les transformations (f) et leurs « violences » se déroulant à l’abri de boîtes noires planétaires, le rapport entre l’image photographique et la scène lumineuse, entre la réalité et la vérité du réel, devient incertain (voir les photographies de l’élection de Donald Trump dans Fake news : la loi ou l’éducation ?). Plus encore, la logique technicienne tend à transformer la réalité technique en réel nouveau. Apparaissent alors de nouvelles boîtes noires « post-photographiques » pour, par exemple, animer les photographies personnelles10 ou les anciennes images comme dans l’étonnant projet « The Old New York » de Alexey Zakharov11.

Progrès : trois signes d’accélération

Seconde modalité du progrès, l’accélération du recyclage du réel en réalité nouvelle s’observe aisément : le temps entre l’input et l’output tend à devenir nul. Comme nous l’avons déjà suggéré (Dimensions politiques de la blockchain), le système technicien tient debout par son mouvement propre et imprévisible vers l’efficience (soyons plus clair ici : sinon, il s’effondre). C’est pourquoi le temps doit disparaître. Il fallait quelques jours entre la prise de vue et la contemplation de la photographie à l’époque de Niepce. La technique Polaroïd fit une incursion dans le domaine de la minute. Il ne faut plus désormais que quelques secondes. Attendre est devenu insupportable. Nous ne devons qu’à la seule logique technicienne, la techno-logique, ce remarquable dénouement.

Deuxièmement, l’augmentation de la vitesse conduit à celle des volumes. Un procédé rapide est plus facilement reproductible, donc les volumes croissent. Niepce a pu ainsi engager une économie d’échelle suffisante pour amorcer un marché de la photographie. En 2021, on estime que 1 440 milliards de photos ont été prises dans le monde. Mais combien sont réellement différentes ? conservées ? regardées ? … Combien d’entre elles ne font que pallier notre mémoire déficiente, notre mémoire d’un prix ? d’un numéro de téléphone ? d’une place de parking ?… 90% de ces photos sont prises depuis un smartphone, confirmant son rôle de principal pollueur numérique. Lorsqu’elles seront majoritairement déclenchées par la pensée, ou par l’IA, ou par des objets … c’est assurément tout le système Numérique qui aura basculé vers ces nouveaux procédés d’inputs dés-ar-ticulés. Ce mouvement est amorcé. Nous étions en 2008 mais déjà12 :

« Sur l’ensemble des données digitales créées, moins de la moitié peut être attribuée à l’activité des utilisateurs » […] « Le reste constitue une ombre digitale, composée d’images de surveillance, d’historiques de recherches sur Internet, ou de listes de transactions financières ».

Cette « ombre digitale » qui s’étend signe l’extension de boîtes noires qui finissent par englober l’humain puis, depuis l’ « intérieur », à le remplacer par des procédés automatiques. C’est imparable.

Enfin, l’augmentation des volumes entraîne logiquement l’explosion des besoins de « curation », c’est-à-dire de classement, de tri, de recherche, de présentation… Nous avions déjà observé ce mouvement dans le domaine des productions « artistiques » émanant de boîtes noires technologiques (Art et IA : balbutiements). Le système technicien hyperrapide produit bien davantage que l’humain n’est capable de consommer. En l’occurrence, il est impossible de contempler toutes les photographies qui nous sont théoriquement destinées, qui nous intéresseraient ou que nous avons simplement prises. A ces outputs surabondants doit se superposer un dispositif de classement et de sélection. Il faudra donc des « métadonnées » (lieux, dates, personnages, balises…) et des algorithmes de sélection. Voici un exemple parmi d’autres13 :

Grâce aux joies du machine learning, Google Photos est intelligent et peut classer les photos automatiquement selon les personnes qui apparaissent dessus, les endroits mais aussi les objets présents sur les photos. Il est ainsi très facile de retrouver toutes les photos de son chien ou encore les clichés de son enfant durant toutes les étapes de sa vie, de sa naissance à ses premiers exploits en BMX. Encore plus fort, un champ de recherche permet de retrouver facilement un évènement, comme par exemple une tempête de neige à Toronto. Bluffant.

Ce qui est surtout bluffant, c’est l’implacable logique du progrès technique dont la Photographie nous permet d’apercevoir ce caractère supplémentaire : l’output technique vient toujours équipé d’une ombre de métadonnées qui fige les stratégies de curation et n’autorise plus que quelques contextes d’interprétation automatisés.

Dix petits aphorismes

Sommes-nous mieux convaincus de l’analogie Numérique ~ Photographie ? Disposons-nous d’un meilleur aperçu de la logique de progrès, de cette « techno-logique » comme disait Henri Van Lier ? À voir… car nous n’avons tracé d’une esquisse qui peut tout au plus se résumer à quelques aphorismes.

  1. Un artefact technique transforme du réel (input) en réalité (output).
  2. Un artefact technique ne peut fonctionner qu’en tant que boîte noire (ou processus noir).
  3. Une boîte noire technique dissimule de violents et puissants jeux de pouvoir.
  4. Le progrès technique consiste en l’extension du domaine des boîtes noires et en l’augmentation de leur vitesse de transformation.
  5. Par le progrès, le corps humain ar-ticulé se replie.
  6. Par le progrès, les traces techniques deviennent des additifs.
  7. Par le progrès, la distance entre réel et réalité augmente et l’output devient du réel nouveau.
  8. Par le progrès, le temps entre input et output tend à devenir nul et l’attente insupportable.
  9. Par le progrès, les outputs prolifèrent et l’ « ombre technique » se répand.
  10. Par le progrès, la curation devient une activité technique.

Autant de « thèses » à développer…


Trois questions subsidiaires

Nous proposons de prolonger la méditation sur l’analogie Numérique ~ Photographie en précisant à nouveau que par « Numérique » nous entendons tout le système technique numérisé, y compris donc l’avionique, l’automobile, la médecine, l’agriculture… et, bien entendu, le numérique.

1. Au sujet des traces techniques

Chacun l’a noté sans toujours y prêter une grande attention : tel l’oiseau-lyre, le smartphone imite le son de l’obturateur (son qui peut d’ailleurs être désactivé).

Est-ce le signe d’un « état de progrès » inédit dans l’histoire des techniques ?

2. Au sujet des stratagèmes

Voici un autre sténopé réalisé par Bernard Leclerc :

Sous-bois (avec l’aimable autorisation de l’auteur)

En quoi notre regard et celui du photographe, maître du stratagème, sont-ils différents ?

Indice : nous ignorons que le photographe utilise un sténopé 4×5 inches, focale 93mm, F/234, diamètre du trou 0,37mm (« J’abandonne le papier photo pour le plan film 4×5 pouces. Cela présente plusieurs avantages, on peut choisir la sensibilité du plan film et donc le temps de pose et d’autre part jouer sur le développement pour éventuellement modifier le contraste ou la densité de l’image »). Voici ce sténopé :

Sténopé

3. Au sujet du réel et de la réalité

Rappelons cette célèbre sentence de Jean-Luc Godard : « La photographie, c’est la vérité et le cinéma, c’est vingt-quatre fois la vérité par seconde ».

N’y a-t-il qu’un artiste pour proférer un tel catéchisme ?


Version pdf : Le « progrès » révélé par la Photographie (avec Henri Van Lier)


1. Wikipédia – Henri Van Lier
2. Henri Van Lier in Les Cahiers de la Photographie / anthropogenie.com – 1983 – Philosophie de la photographie
3. Stéphane Chaudier / HAL, archives-ouvertes.fr – 4 janvier 2018 – Barthes : la photographie ou l’ontologie précaire
4. Nous entendons ici « réalité » au sens constructiviste d’expérience relative à celui qui l’appréhende.
5. Cette technocratie culmine d’ailleurs aujourd’hui en une absurde mais bien réelle « milliardocratie ».
6. Wharton University – 1er février 2012 – What’s Wrong with This Picture: Kodak’s 30-year Slide into Bankruptcy
7. Wikipédia – Destruction créatrice
8. Wikipédia – Chambre noire
9. Sténopés – Le Sténopé ou la photographie sans objectif
10. Andrew Liszewski / Gizmodo – 26 février 2021 – ‘Deep Nostalgia’ Can Turn Old Photos of Your Relatives Into Moving Videos
11. Rocketstock – How Alexey Zakharov Brought Vintage Photos to Life in 3D
12. Laurent Checola / Le Monde – 19 mars 2008 – Le boom des données numériques produites dans le monde en 2007
13. Frandoid – 29 mai 2015 – Google Photos, la nouvelle application qui révolutionne la photo

2 Responses

  1. 8 octobre 2023

    […] « un artefact technique ne peut fonctionner qu’en tant que boîte noire (ou processus noir) » (Le « progrès » révélé par la Photographie (avec Henri Van Lier)) 28. ↑ Revue des Deux Mondes – Novembre 2021 – Philippe Descola, « Protéger la diversité […]

  2. 15 novembre 2023

    […] sa puissance et son opacité (l’essentiel de l’argument est métaphoriquement développé dans Le « progrès » révélé par la Photographie (avec Henri Van Lier)). En deux mots, la puissance technique nous « assomme »2 d’effets sans origine claire, qui […]

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