La preuve par googol (1) Nombres et progrès

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Googol

Dès que l’enfant perçoit les inépuisables dimensions de la langue, il s’en empare et joue avec. Face à l’inconnu, il fait jaillir d’instinct des mots nouveaux. En revanche, l’adulte ne connaît plus l’éclat des trouvailles, qui a terni par sujétion automatique de ses représentations à un lexique devenu une seconde nature (comme ces « IA monstres », adultes par essence). Il y a quelques exceptions d’ordre « professionnel ». Certains auteurs savent entretenir leur disposition pour les jeux de langage. Certains scientifiques, philosophes ou mathématiciens découvrent encore des territoires qui ne peuvent être explorés ni conquis avec les mots disponibles. Alors, si bien souvent le grec ancien ou une langue disparue font, à bon compte, office de réservoir, certains éprouvent parfois le besoin de « refaire l’enfant ».

Ce fut le cas du mathématicien américain Edward Kasner. Dans son célèbre ouvrage « Mathematics and the Imagination », co-écrit avec James Newman et publié en 1940, Kasner a imaginé un nombre assez grand pour, pensait-il, dérouter l’esprit et donner une vague idée de l’infini. L’histoire du nom de ce nombre, relatée par James Newman, commence ainsi1 :

Le nom « googol » a été inventé par un enfant (le neveu de neuf ans du Dr Kasner) à qui l’on avait demandé de trouver un nom pour un très grand nombre, à savoir 1 avec cent zéros à la suite. Il était certain que ce nombre n’était pas infini, et donc tout aussi certain qu’il devait avoir un nom.

Ce nombre s’écrit 10100 en notation moderne. Ce n’est pas à proprement parler une découverte, comme une nouvelle particule en physique, mais ce nombre appartient à un territoire numérique situé bien au-delà des « affaires courantes » au milieu du XXème siècle. Ce territoire reste en principe accessible et les nombres qui l’occupent doivent donc pouvoir être nommés, ce qui n’échappa pas, d’instinct, au neveu de Kasner.

Mais googol est aujourd’hui, pour ainsi dire, plus « petit » qu’à l’époque. En 2023, il ne frappe plus tant les esprits car on le rencontre parfois. Par exemple, la masse estimée de l’univers est de l’ordre de 1080 à 1090 fois celle de l’électron. Ces mesures sont gigantesques mais, puisqu’elles proviennent de nos représentations du monde, nous devons bien les admettre. La durée d’évaporation d’un « trou noir » supermassif (encore un nom gamin) est de l’ordre de 10100 années. Il faudrait 10128 neutrons pour remplir l’univers, etc. etc. Des nombres bien réels de l’ordre de googol poignent ainsi à l’horizon.

Nous savons cependant écrire des nombres bien plus grands, comme 1010000, mais ils n’apparaissent jamais dans nos représentations du monde. Googol semble ainsi déterminer un ordre de grandeur qui sépare deux genres de nombres : ceux qui « répondent » du monde et ceux qui, bien au-delà de googol, n’appartiennent qu’aux mathématiciens et à leurs jeux de langage (qui sont aussi, parfois, des « jeux d’enfants »2).

Ces remarques ont donné matière à deux articles distincts. Celui-ci, sous-titré « Nombres et Progrès » s’intéresse aux nombres inférieurs à googol. Nous verrons qu’ils se répandent et augmentent à grande vitesse, escortant ce que nous appelons le « progrès ». Le second article, Nombres et mathématique, est consacré aux nombres plus grands que googol. Bien qu’ils puissent, jusqu’à un certain point, être nommés ou écrits comme les autres, ils relèvent selon nous d’une espèce fondamentalement différente. Nous chercherons à mieux décrire ce curieux phénomène de « changement de phase ».

Il restera cependant un mystère que nous laisserons inexploré : pourquoi une « lisière » apparaît-elle autour de googol, 10100, plutôt qu’autour de tout autre ordre de grandeur ?


Très petits nombres

La perception du nombre d’objets, ou de la « numérosité », en particulier chez les humains non instruits de mathématiques modernes (enfants, peuples autochtones ou préhistoriques…), est étudiée depuis longtemps par les psychologues, les ethnologues et les neuroscientifiques. Ces travaux produisent cependant peu de certitudes quant aux mécanismes d’estimation et de manipulation de la numérosité. Mais une compétence au moins est universellement admise : la « subitisation ». Il s’agit du jugement rapide, précis et confiant du nombre d’éléments dans une scène. Il est limité à un très petit nombre3 :

Les jugements effectués pour des affichages composés d’environ un à quatre éléments sont rapides, précis et confiants. Cependant, dès qu’il y a plus de quatre éléments à compter, les jugements sont faits avec une précision et une confiance décroissantes. En outre, les temps de réponse augmentent de façon spectaculaire, avec 250 à 350 ms supplémentaires pour chaque élément additionnel de l’affichage au-delà de quatre environ.

Ainsi, préalablement à tout concept de nombre, la subitisation semble être un phénomène biologique partagé par de nombreuses espèces, un « sens » de la numérosité. Pour l’humain, autour de 4 et au-delà, l’évaluation semble en revanche convoquer des processus cognitifs différents et sa précision dépend d’outils divers, qu’il s’agisse du corps lui-même ou bien d’artefacts tels que le langage. Autour de 4 et au-delà, il n’est donc plus question de perception directe, biologique, mais déjà de technique.

Relevés ethnographiques

De nombreux relevés ethnographiques attestent de ce phénomène. Aparecida Vilaça, professeure d’anthropologie sociale au Museu Nacional de l’Universidade Federal do Rio de Janeiro, relate quelques-unes de ces observations au sujet des indiens wari’ du sud-ouest amazonien (3 000 individus)4 :

Après le « 1 » et le « 2 », les étudiants wari’ ne purent employer que des quantificateurs de façon aléatoire, exception faite du mot utilisé pour « peu » que la plupart d’entre eux traduisaient par « 3 ». Au-delà, les nombres de 4 à 10 furent désignés par divers termes signifiant « beaucoup », auxquels, pour atteindre des nombres supérieurs, ils ajoutaient, par exemple, l’adverbe « très » et le qualificatif « véritable », ce qui donnait lieu à des expressions du type « vraiment beaucoup ».

Aparecida Vilaça rappelle également que Claude Lévi-Strauss avait étudié les peuples d’Amérique du Nord de langue eskimo, athapaskan et pénutien et remarqué qu’ils utilisent des termes distincts pour les chiffres de 1 à 6. Mais « si étrange que cela paraisse, [ils] forment 7 par dérivation de 6 + 2, 8 par dérivation de 6 + 3, et 9 par dérivation de 6 + 4 ». Ce système pré-arithmétique est tout à fait précis, bien que faux selon nos mathématiques, et met en jeu seulement quelques très petits nombres.

Une autre étude bien connue, menée au début des années 2000 chez les indiens parlant la langue Mundurukú (10 000 individus environ), fait état du même phénomène de dispersion rapide des termes désignant les nombres au-delà de la plage de subitisation. Le Mundurukú possède ainsi des expressions figées pour les nombres de 1 à 5, quoique longues et polysémiques au-delà de 2, et cette étude conclut5 :

Il apparaît que le Mundurukú manque d’une procédure pour l’appréhension rapide des nombres exacts au-delà de 3 ou 4. […] Il est important de noter que si le Mundurukú possède des noms de nombres jusqu’à 5, ces noms peuvent être utilisés de manière approximative.

Ainsi, parmi les locuteurs Mundurukú à qui l’on a présenté cinq « choses », moins de 30% utilisaient le terme exact « pūg pōgbi » qui signifie littéralement « une main », les autres utilisant « adesū » qui signifie « pas beaucoup », ou encore « ebaddipdip », littéralement « 2+1+1 » c’est-à-dire 4. Les plus jeunes enfants, en particulier, ont systématiquement ignoré l’usage de « pūg pōgbi ». Les quantités « 5 » et au-delà ne semblent pas servir au point qu’il faille les nommer précisément.

Si les mécanismes biologiques de la subitisation semblent universels et confirmés par de nombreuses ethnographies, nous voyons que ces très petits nombres connaissent des destins variés. Mais dans tous les cas, le langage, en particulier la formation des noms de nombres, est déterminant pour le « progrès » arithmétique :

Autour de 3 ans, les enfants occidentaux connaissent un changement brutal dans le traitement du nombre quand ils réalisent soudain que chaque mot désigne une quantité précise. Cette « cristallisation » de nombres discrets à partir d’un continuum initialement approximatif de magnitudes numériques ne semble pas apparaître en Mundurukú.

Les locuteurs Mundurukú ne dépassent pas, pour ce qui concerne l’évaluation de la numérosité, les capacités d’un « enfant occidental » de moins de 3 ans. Il ne s’agit évidemment pas d’une question biologique mais d’environnement technique et linguistique : notre « progrès » semble avoir épargné ces locuteurs.

Pourquoi compter ?

La minuscule plage de subitisation se trouve parfois prolongée par des repères corporels (membres, doigts…), puis suivie d’un flou où se distinguent à peine des numérosités se résumant souvent à « peu » et « beaucoup ». Ces formes n’ont aucun rapport, même « génétique », avec l’immensité implacablement ordonnée par les mathématiques. Cela n’a pas empêché les peuples wari’ et Mundurukú d’élaborer des rapports harmonieux et complexes entre eux et avec leur environnement. S’ils n’ont pas inventé le « nombre » c’est qu’ils n’en n’ont jamais eu besoin, pas plus que de truelles ou d’aiguilles à tricoter. En effet, ils étaient quelques milliers seulement et, pour autant que nous le sachions, ne possédaient rien. Dès lors, pourquoi compter car que compter ?

Une piste se présente donc ici : le « progrès » de l’évaluation des numérosités (comme d’ailleurs celui du langage – voir Après Julian Jaynes, retour de l’homme bicaméral ?) serait corrélatif de l’accroissement de groupes humains qui doivent identifier et se « répartir » de plus en plus de choses. Plus précisément, compter devient une nécessité lorsque, dans la vie courante, il se présente davantage d’êtres (congénères, troupeaux, chemins…), simultanés et désindividués, vus non plus dans leur singularité (ce congénère qui est mon frère, ce mouton qui a une tâche noire, ce chemin qui mène à la rivière…) mais comme des objets relevant de prototypes (un individu en général, une tête de bétail en général, un chemin en général).

Une relation nécessaire et typiquement humaine à ces êtres prototypés pourrait être la « possession », au sens très large d’une appropriation symbolique et/ou matérielle (rappelons-nous comment les enfants s’approprient le monde nouveau en devant inventer des mots). Sous cette hypothèse, « il se présente davantage d’êtres » veut dire : il se présente davantage d’êtres en vue de tel usage (« appropriation » désigne en effet « le fait d’adapter quelque chose à un usage déterminé »).

Voici donc, peut-être, pourquoi l’humain doit compter, et compter toujours plus à mesure qu’il se rassemble et concentre sa puissance.

Faire des nombres

Au-delà de 4, deux autres processus cognitifs se manifestent : L’ « estimation », qui permet d’évaluer d’une manière approximative la numérosité d’un ensemble de taille arbitraire, et surtout le « comptage » qui6

… permet d’énumérer avec précision un ensemble quelconque. Il consiste à apparier, un par un, chacun des objets énumérés avec une liste de référence qui peut être verbale (noms de nombres) ou non-verbale (doigts, parties du corps).

Il faut visualiser ici l’action d’ « apparier un par un » comme une série de gestes concrets et précis en vue de réaliser une « forme », comme le maçon monte un mur ou le tricoteur un chandail. Le comptage est une authentique activité qui permet de s’élever progressivement, avec exactitude, au-dessus de la minuscule plage de subitisation. Nous voyons bien que ce processus cognitif outillé est distinct de la simple remémoration, qui ne fabrique aucun nombre (« un dé possède 6 faces » ou « les dalmatiens sont 101 »). Le comptage suppose toujours une situation, une intention, et nécessite une certaine durée. Soit dit en passant, chaque nombre produit par comptage possède donc, d’une certaine façon, une histoire.

Outils

Compter serait ainsi une activité d’appropriation qui produit de la « propriété » figurée par le nombre. Comme toute activité humaine, celle-ci se répète, se perfectionne, se transmet, et devient donc technique.

Les techniques de dénombrement, dont les premières traces connues remontent à quelques dizaines de milliers d’années, furent très variées. Le principe restait cependant toujours d’apparier un par un « à la main » les êtres à compter (congénères, moutons…) avec d’autres « êtres » conventionnels, dépouillés de leur essence propre et assez petits pour être facilement transportés. Ce furent par exemple les multiples façons d’utiliser les doigts (dactylonomie7), des encoches sur des os ou des bâtons (le berger fait passer son troupeau devant lui et décale son ongle d’une encoche à chaque fois qu’une bête passe devant lui8), des cailloux ou encore des cordelettes nouées (quipus incas9)… Ces multiples techniques de dénombrement sont attestées chez tous les groupes humains, et jusqu’à très récemment encore dans les milieux illettrés ou dépourvus d’espèces monétaires. Ainsi, peu d’entre nous le savent10 :

L’article 1333 du code Napoléon dispose que « Les tailles [ encoches ] corrélatives à leurs échantillons font foi entre les personnes qui sont dans l’usage de constater ainsi les fournitures qu’elles font ou reçoivent en détail. ». Cet article était encore dans le Code civil français jusqu’en 2016.

On peut ainsi compter sans aucun concept de nombre, en appariant simplement les êtres que l’on s’approprie en vue de leur usage avec des êtres conventionnels. Ces derniers ne sont pas encore des nombres mais ils sont déjà des représentations de représentations, c’est-à-dire des représentations matérielles (encoches, nœuds, cailloux…) de représentations mentales (numérosités). Cette phase particulière de l’évaluation technique de la numérosité est tout à fait remarquable. En effet, si la représentation d’une « chose naturelle », par exemple d’un oiseau, reste attachée à la chose, en revanche la représentation matérielle d’une représentation mentale peut acquérir une existence propre et « voyager ». Il faudra plusieurs millénaires avant qu’elle nous revienne, travaillée par les mathématiques, sous la forme d’un concept pur.

Vers l’écriture

Il se pourrait que l’écriture elle-même, tout au moins en Mésopotamie, provienne de raffinements techniques successifs de la représentation de la numérosité. Les jetons ou calculi (petits objets en pierre ou en argile), utilisés pour dénombrer les êtres d’intérêt, sont enfermés dans des bulles d’argile sur lesquelles sont gravées des tailles correspondant à leur nombre et à leur « espèce » (les prototypes d’êtres qu’eux-mêmes représentent). Ce double décompte va connaître une évolution remarquable11 :

Les jetons seraient des instruments comptables employés depuis plusieurs millénaires, qui à l’époque d’Uruk se complexifient par leur forme comme par leur usage, notamment en étant intégrés dans des bulles et imprimés sur celles-ci. Le fait d’imprimer les jetons rend leur inclusion dans une bulle progressivement inutile, aussi ils disparaissent et sont remplacés par des signes les représentant. La bulle, quant à elle, s’aplatit en une tablette au maniement plus commode qui comporte pourtant autant d’informations.

Il n’y a plus de geste « artisanal » d’appariement ni à proprement parler d’activité technique d’appropriation, mais des signes représentant les résultats d’hypothétiques énumérations, c’est-à-dire des nombres. Il faut insister : le nombre, c’est-à-dire l’écriture, apparaît comme le résultat de l’évolution technique, non pas d’un objet mais d’une activité. D’une formule approximative, et par référence au lexique simondonien, nous pourrions dire que le nombre est un produit de la « concrétisation » de l’activité d’appropriation par dénombrement (Gilbert Simondon, « philosophe de l’information » ?).

Un exemple encore plus parlant est celui de l’écriture romaine, par laquelle les nombres sont représentés peu ou prou par le dessin des encoches sur les bâtons de comptage (« III » par exemple). Dans ce cas romain, comme dans le cas mésopotamien, les gestes d’appariements sont progressivement remplacés par des symboles autonomes. Nous renvoyons ici à une autre exploration du nombre montrant la capture d’un « monstre » numérique par son nommage (Liu Hui terrasse un monstre), et où nous rappelions ces mots de Ernst Cassirer12 :

La fonction de signification accède à l’autonomie pure. Moins la forme linguistique aspire encore à offrir une copie, fût-elle directe ou indirecte, du monde des objets, moins elle s’identifie avec l’être de ce monde et mieux elle accède à son rôle et son sens propre.

En l’occurrence, la forme linguistique du nombre n’offre pas une copie du « monde des objets » mais du monde de nos sens purs. La forme linguistique peut se détacher et « voyager », comme nous le suggérions plus haut. Mais nous approchons ici de cette lisière que nous ne franchirons que dans la seconde partie de cette « Preuve par googol ».

Cosmogonies

Ici, le nombre accélère !

Le « progrès » en général, entrevu ailleurs où nous le réduisions à quelques aphorismes par le prisme de la photographie (Le « progrès » révélé par la Photographie (avec Henri Van Lier)), serait donc aussi corrélatif de techniques permettant de maîtriser des ordres de grandeur croissants, en particulier ceux des groupes humains. Pline l’Ancien déclarait dans son histoire naturelle (vers 77 après J.C.) :

Les anciens n’avaient pas de nombre au-delà de cent mille ; aussi aujourd’hui encore compte-t-on par multiples de cent mille, et l’on dit dix fois cent mille, ou plus.

Ce n’était déjà pas si mal. Pouvoir compter jusqu’à cent mille était semble-t-il devenu nécessaire pour gérer l’Empire mais n’était plus concrètement possible avec des cailloux, des nœuds ou des entailles. Le domaine des choses à s’ « approprier » s’était déjà considérablement étendu tout en restant, disons, terrestre (troupeaux, terrains, population…) et relevant donc encore de techniques artisanales et d’une organisation sociale autour du nombre (« calculator », « dispensator », etc.).

Ces grands nombres romains ne sont pourtant rien en comparaison de ceux produits par la fascinante cosmologie jaïniste. Le Jaïnisme est apparu en Inde vers le 6ème siècle avant J.C. Sa philosophie consiste en une sorte de « matérialisme éthique »13 qui ne considère pas notre monde comme étant borné par un domaine divin, inaccessible et donc incommensurable. Pour les jaïns (ajouts et modifications entre crochets)14 :

Le temps est éternel et sans forme ; le monde est infini, n’a jamais été créé et a toujours existé. […] Cette cosmologie a beaucoup influencé les mathématiques jaïnistes et fut un facteur de développement d’idées mathématiques de l’infini qui ne seront pas revues avant Georg Cantor [ à la fin du XIXème siècle ]. La cosmologie jaïn comprend ainsi une période de temps de 2588 années [ soit 10177 ], qui est un nombre vraiment gigantesque !

Ce monde (presque) sans limite s’offre à toute mesure. L’esprit humain, poussé par la curiosité, ne manque pas de compter tout ce que la cosmogonie lui autorise. Un dernier exemple bien connu de travail de dénombrement « ultime », aux limites cosmogoniques, est celui d’Archimède dans son « Arénaire » (230 avant J.C.) où « il tente de déterminer un majorant du nombre de grains de sable qui pourraient remplir l’univers. Pour ce faire, il est amené à inventer une façon de décrire des nombres extrêmement grands, et à obtenir une estimation de la taille de l’univers »15. Cette façon de décrire les grands nombres consiste en une sorte de tour de puissances successives partant du plus grand nombre disposant d’un nom à l’époque : la myriade, soit 10 000. Archimède tente alors de commensurer une très grande chose (l’univers, qu’il estime fini et inférieur à 1014 stades, soit 2 années-lumière) à une chose très petite. Il obtient ainsi une estimation de 1063 grains de sable pour remplir l’univers. Ce nombre est en quelque sorte le plus grand nombre que la cosmogonie grecque « permet ».

Dans tous les cas, la cosmogonie mène à la lisière marquée par googol.

Ordres

Ces exemples nous permettent d’apercevoir trois ordres successifs parmi les nombres accessibles, pré-mathématiques.

Premièrement, même jusqu’à aujourd’hui, les groupes indigènes de quelques milliers d’individus n’ont pas vraiment besoin du nombre. Leur environnement est limité et ils en font partie : il n’y a presque rien à s’approprier, ni physiquement, ni conceptuellement. Pour évoquer les quelques premiers nombres que ces groupes manipulent parfois, nous pouvons parler de « nombres du corps », quelques unités, dizaines tout ou plus.

Ensuite, l’exemple romain montre qu’il n’est pas nécessaire de disposer de grands nombres ni d’un système arithmétique très efficace pour bâtir un empire. Les romains se sont satisfaits de ce que nous appellerons ici les « nombres de la technique », ceux qui permettent de contrôler les affaires de l’empire comme la monnaie, la population, les troupeaux ou le temps économique… Un million (106) se présente comme un ordre de grandeur limite de ces nombres.

Enfin, la mesure cosmogonique de l’univers (temps, espace, cycles…) produits des nombres limites, qui ont d’ailleurs posé de redoutables problèmes d’écriture.

Longtemps, les ordres de grandeur sont restés à peu près ainsi :

Et la machine fut…

L’ensemble des techniques, procédés et organisations sociales de dénombrement ont proliféré dans les affaires humaines (agriculture, commerce, administration…). Les nombres ont déferlé, envahissant progressivement l’espace illimité des ordres de grandeur. Comme toute activité, cette production numérique s’est mécanisée et, avec l’ordinateur, l’humanité est passée au XXème de l’artisanat à l’ère industrielle des nombres, à leur production automatisée de masse. Un nombre dans un ordinateur reste cependant une trace aussi matérielle qu’une encoche sur un bâton de comptage. Loin d’être une abstraction, il résulte d’une activité qui exige du temps et de l’énergie (Données et traces numériques (sous rature)).

Aujourd’hui, un ordinateur ordinaire (64 bits) peut théoriquement désigner chaque nombre jusqu’à 264, soit 1019 environ; arrondissons à 1020. L’ordre de grandeur des « nombres de la technique » a ainsi connu, en quelques dizaines d’années seulement, une inflation extraordinaire selon une « loi de Moore » généralisée :

La machine peut aussi s’emparer avec une bonne précision de la numérosité des descriptions cosmogoniques produites par la science, en particulier par la physique et par l’astrophysique chargées de mesurer l’univers. Étonnamment, cette science reste cantonnée derrière la lisière autour de googol, stable depuis les jaïns et Archimède, il y a plus de 2000 ans.

Voici donc aujourd’hui les échelles de Mundus Numericus :

Progrès

Mille choses avancent, neuf cent quatre-vingt dix-huit reculent ; c’est là le progrès.16

L’humanité a globalement progressé corrélativement aux ordres de grandeur des nombres qu’elle a produits. Nous ne disons pas seulement que les nombres grandissent à mesure du progrès scientifique et technique, ce qui est assez évident, mais nous tenons aussi au second terme du corrélat : la capacité technique de représenter et de manipuler des nombres de plus en plus grands (bâtons, quipus, calculi, langages, machines…) est une condition du progrès en général, à qui il reste un vaste terrain à conquérir entre 1020 et googol.

Ces spéculations sont peut-être hasardeuses mais le nombre sature incontestablement nos représentations et représente la plupart du temps nos ambitions, qu’il s’agisse de performances sportives, diététiques, financières, etc. Un exemple extrême d’ambition c’est Google (indexer l’univers), dont le nom déposé en 1997 provient bien évidemment de googol17. Quoi de mieux en effet que ce nombre pour représenter l’objectif ultime d’un progrès envisagé et porté par les firmes du numérique : s’approprier le monde ?

Il reste cependant une immensité au-delà de googol, peuplée d’êtres numériques sans commune mesure avec ceux qui escortent ce « progrès ». Nous partons à leur rencontre dans l’article suivant: Nombres et mathématique.


Version pdf : La preuve par googol (1) Nombres et progrès


Lectures complémentaires

Des expériences récentes mettent en évidence chez l’humain des signatures neuronales distinctes entre l’appréciation des numérosités jusqu’à 4 et l’appréciation des numérosités au-delà de 4. Ce type de recherche vise en définitive à comprendre comment améliorer les techniques d’IA, notamment génératives, qui se débrouillent assez mal avec cette compétence humaine de base : compter.


1. Edward Kasner, James Newman / Simon & Schuster – 1940 – Mathematics and the Imagination
2. Alexandre Grothendieck n’avait-il pas appelé « dessins d’enfants » des objets mathématiques de son invention ? Mais le nom ne doit pas nous tromper : ils sont inaccessibles à des non-mathématiciens.
3. Wikipédia – Subitisation
4. Aparecida Vilaça / Conférence Lévi-Strauss – 2018 – Le diable et la vie cachée des nombres
5. Pierre Pica, Cathy Lemer, Véronique Izard, Stanislas Dehaene / Science, vol. 306, p.499-503 – 15 octobre 2004 – Exact and Approximate Arithmetic in an Amazonian Indigene Group
6. Collège de France – 2008 – Le concept de nombre
7. Wikipédia – Dactylonomie
8. Wikipédia – Bâton de comptage
9. Wikipédia – Quipu
10. Ibid. 8
11. Wikipédia – Débuts de l’écriture en Mésopotamie
12. Ernst Cassirer – 1997 – Trois essais sur le symbolique – Œuvres VI
13. Wikipédia – Jaïnisme
14. J J O’Connor and E F Robertson/ MacTutor – Novembre 2000 – Jaina mathematics
15. Wikipédia – L’Arénaire
16. Henri-Frédéric Amiel – 30 décembre 1874 – Journal intime
17. David Koller / Stanford – 2004 – Origin of the name « Google »

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