Francisco Varela, l’hétérodoxe

Temps de lecture : 9 minutes


Francisco Varela

Francisco Varela était un biologiste et philosophe chilien, né à Santiago en 1946 et mort à Paris en 2001, à 54 ans, des suites d’une hépatite C. Il est peu connu du grand public mais il a laissé une œuvre et des traces indélébiles dans le champ des sciences cognitives. Avec son compatriote et collègue Humberto Maturana il développe le concept d’ « autopoïèse », caractérisation des systèmes autonomes, et, plus tard, celui d’ « énaction » qui se répandra bien au-delà de son champ scientifique immédiat. Ces concepts sont bien connus de ceux qui travaillent sur la « vie artificielle » et à définir ce qu’elle pourrait être et de quel type de corps elle pourrait dépendre.

Ce premier texte consacré à Francisco Varela vise à présenter ces concepts en partant de l’homme, de sa culture, de son histoire. Un concept naît toujours de façon singulière et c’est à sa source qu’il se révèle dans toute sa nécessité. Ensuite, comme dirait peut-être Varela, il est donné à tous, il est une offrande, il devient autre chose.

Mais pour commencer, plantons le décor.

Ambiance : le cognitivisme américain

Les sciences que nous connaissons, en tant que théories utiles, s’accordent pour l’essentiel sur le postulat central de l’objectivisme : la réalité existe indépendamment de l’observateur.

Il n’existe pas vraiment d’autre façon de faire de la science (rationnelle) que de prendre le monde pour objet et d’élaborer un système de concepts congruent avec la réalité observée. Mais on sent alors confusément que le corps va poser problème : où se situe-t-il ? Fait-il partie de la réalité observée ou bien participe-t-il, ne serait-ce que par l’activité des sens, à la construction de nos concepts ?

Les sciences cognitives, du moins celles qui s’élaboraient jusqu’aux années 1980, n’ont pas vraiment pris en compte les « alertes » philosophiques à ce sujet (alimentées notamment par les théories quantiques) et se sont purement et simplement débarrassées du corps. L’esprit cognitif, « intelligent », éventuellement « conscient » (De la conscience artificielle), était un système à modéliser en soi, et par conséquent devait être étudié sans autres outils possibles que des symboles, une dynamique de ces symboles (une logique et une mathématique), et finalement un langage « hors sol » car envisagé comme une représentation du réel a posteriori…

A l’époque, Marvin Minsky concevait l’intelligence (la « cognition ») comme une activité de manipulation de symboles. Oui ? Et pour quelles raisons ? Épistémologiquement, cette définition reste, si l’on peut dire, « agressive » et exclusive (au passage, comme nous l’avons déjà observé ici – Liu Hui terrasse un monstre – la création de symboles caractérise bien mieux l’intelligence authentique, celle que nous comprenons tous intuitivement, que la manipulation, dont on sent bien qu’elle est, jusqu’à un certain point, mécanisable).

Dans le même ordre d’idée, il faut avoir essayé d’utiliser concrètement et obstinément la « grammaire générative et transformationnelle » de Noam Chomsky pour comprendre a) que bizarrement, elle ne fonctionne pas, b) qu’elle relève d’une posture pour le moins vindicative et conquérante. Nous y reviendrons peut-être.

Bref, l’école cognitiviste américaine s’était arrogée l’esprit, décrétant l’objectivisme, la réalité sans l’homme, et par conséquent la cognition comme un sujet en soi et résidant dans le monde éthéré des symboles. Du platonisme chimiquement pur…

Voilà où débarque Francisco Varela, et on peut déjà deviner que ce ne sera pas simple…

Varela, le théoricien

Avec son maître, Humberto Maturana, Varela remonte à la cognition depuis le « bas », depuis le corps biologique, et en 1972, leurs travaux aboutissement au concept-clé d’ « autopoïèse »1, dont Varela formulera plus tard la définition suivante :

Un système autopoïétique est organisé comme un réseau de processus de production de composants qui (a) régénèrent continuellement par leurs transformations et leurs interactions le réseau qui les a produits, et qui (b) constituent le système en tant qu’unité concrète dans l’espace où il existe, en spécifiant le domaine topologique où il se réalise comme réseau. Il s’ensuit qu’une machine autopoïétique engendre et spécifie continuellement sa propre organisation.

A la première lecture, c’est un peu abscons, mais il faut se rappeler que Varela et Maturana sont biologistes et pensent d’abord à des systèmes du vivant à petite échelle, les cellules par exemple, et utilisent un vocabulaire et des représentations de nature « systémique ».

Ainsi, un système autopoïétique se définit lui-même, en quelque sorte, et se distingue fondamentalement de tout de système artificiel prescrit de l’extérieur (un robot programmé par exemple) et assigné à produire explicitement tels effets selon telles causes. En ce sens, un système autopoïétique, a fortiori vivant, n’a pas de comportement spécifiable : il se spécifie lui-même.

Mais en principe rien n’interdit qu’il puisse exister un artefact autopoïétique et donc une forme de « vie artificielle ». Par définition, il est clair que ce genre d’artefact ne pourrait être spécifié qu’au niveau de ses « composants » les plus élémentaires mais que pour le reste, il devrait définir lui-même sa propre organisation et nous échapperait donc largement. Une vie artificielle authentique devrait en quelque sorte poursuivre ses propres intérêts…

Remontant jusqu’au niveau de la cognition, le second concept-clé d’ « énaction »2 produit par Francisco Varela à la fin des années 1970 (avec d’autres : Humberto Maturana, Gregory Bateson, etc.) caractérise la cognition dans un système autopoïétique comme cognition incarnée, c’est-à-dire dépendante de son environnement propre. Ainsi l’énaction fait face…

… au problème de comprendre comment notre existence, la pratique de notre vie, est couplée à un monde environnant qui apparaît empli de régularités qui à chaque instant sont le résultat de notre histoire biologique et sociale… de trouver une voie moyenne pour comprendre la régularité du monde vécu dont nous faisons l’expérience à chaque instant, mais sans autre point de référence que nous-mêmes qui donnerait une certitude à nos descriptions et affirmations […]

Énacter est un verbe transitif qui signifie : représenter l’environnement vécu par le seul fait que nos actions, nos mouvements, notre histoire, déterminent des motifs et des régularités. Ainsi, le célèbre « Umwelt » (monde vécu) de la tique décrit par Jakob von Uexküll (« Mondes animaux et mondes humains », 1956) :

Cet animal, privé d’yeux, trouve son chemin de son poste de garde à l’aide d’une sensibilité générale de la peau à la lumière. Ce brigand de grand chemin, aveugle et sourd, perçoit l’approche de ses proies par son odorat. L’odeur de l’acide butyrique, que dégagent les follicules sébacés de tous les mammifères, agit sur lui comme un signal qui le fait quitter son poste de garde et se lâcher en direction de sa proie. S’il tombe sur quelque chose de chaud (ce que décèle pour lui un sens affiné de la température), il a atteint sa proie, l’animal à sang chaud, et n’a plus besoin que de son sens tactile pour trouver une place aussi dépourvue de poils que possible, et s’enfoncer jusqu’à la tête dans le tissu cutané de celle-ci. Il aspire alors lentement à lui un flot de sang chaud.

Les tiques peuvent attendre ainsi des années : le temps est suspendu. Leur monde est « énacté », dévoilé pas à pas dans la succession de leurs actes qui constitue leur histoire propre.

Varela, le chilien

Francisco Varela transporte avec lui une histoire sud-américaine, sur fond d’après-révolution cubaine, de désir d’émancipation, y compris culturelle et scientifique, du « joug » américain.

En 2006, à l’occasion d’un cycle de conférences organisé par le CNRS sur les travaux de Francisco Varela, Frédéric Joignot republiait un article3 paru en 1993 dans le magazine Actuel et relatant un entretien avec le chercheur. L’article éclaire l’histoire personnelle de Varela, et c’est une chance d’y avoir encore accès ; nous nous permettons d’en reprendre ici quelques extraits.

Je viens d’un milieu paysan […] On élevait des animaux, on montait à cheval, on plantait des arbres. La vision de l’esprit comme un ordinateur sophistiqué m’apparaissait trop désincarnée. Jeune scientifique, j’étais rationaliste et athée. Mais, au Chili, y compris parmi les rationalistes marxistes, il y avait une sorte de musique perpétuelle, une ambiance de spiritualité. J’ai le souvenir d’expériences de type mystique dès l’âge de cinq ans, très charnelles, devant la nature. Elles n’avaient rien de religieux. Pas de dogmatisme là-dedans. Je parlerais plutôt de moments rares, pleins d’un sentiment de fête, d’ouverture au monde, d’expansion de l’esprit, que les enfants vivent spontanément.

Nous retrouvons chez lui ce double-ancrage, cette dialectique intime et vivifiante entre une rationalité profane et une conscience du sacré, comme chez d’autres penseurs hétérodoxes. Il est clair que nous sommes, à ce moment-là de l’existence de Francisco Varela, loin de Harvard et du cognitivisme. En 1964, à l’âge de 18 ans, muni de sa licence de biologie, il rejoint le laboratoire de Humberto Maturana. Varela raconte :

Avec Humberto, nous passions des nuits entières à discuter de ce modèle archidominant [ objectiviste ], à le décortiquer pour en trouver les failles. Quelque chose nous gênait là-dedans, ce côté trop objectif, mécaniste, mais nous ne trouvions pas de parade solide. Quoi qu’il en soit, Humberto Maturana a été le premier à remettre en question la dictature de ce modèle incontesté.

En 1967, il gagne une bourse pour passer son doctorat à Harvard, bien décidé à en découdre :

J’avais une passion, un feu dévorant. Je voulais tout apprendre, je suivais les cours des stars de la biologie, de l’intelligence artificielle, des maths, de l’anthropologie. J’enregistrais, pour mieux me battre pour l’indépendance de l’Amérique latine. Je n’avais rien à perdre. Quoi qu’il arrive, j’allais repartir au Chili et créer un autre type de science, avec d’autres finalités.

Bien qu’invité à rester à Harvard, il retourne donc au Chili, surmotivé, auprès de Maturana.

Nous voulions enfin construire une théorie forte qui rendrait caduque la métaphore du cerveau ordinateur. Montrer, par la science, que la connaissance n’est pas affaire de représentation, mais plutôt de création, de construction de la réalité ! Le cerveau construit son propre monde, voilà ce que nous pressentions !

Ils finissent donc par élaborer ensemble la théorie de l’autopoïèse. Plus tard, de retour aux États-Unis, Varela continuera de développer ses recherches en s’attachant quelques temps à l’observation des cafards. Voici encore une bonne illustration de l’énaction :

Observez un cafard, […] il court sur le sol, puis, sans transition, monte un mur et se retrouve au plafond. Les notions d’horizontale, de verticale, d’envers, n’ont absolument pas le même sens pour lui que pour nous. Son monde mental n’a rien à voir avec le nôtre. Peut-être l’imagine-t-il plat ? Cette différence ne vient pas de son minuscule cerveau. Pour le comprendre, il vaut mieux regarder ses pattes. Pendant des années, j’ai étudié les deux mille cinquante-trois senseurs de la deuxième patte du milieu d’un cafard ! L’insecte agit dans le monde sans aucune prévision sur l’environnement. Il le fabrique, il le construit, et s’y adapte depuis la nuit des temps.

Conclusion provisoire

Il n’existe pas de centre cognitif basé dans le cerveau et calculant des modèles de la réalité. Il y a, pour chaque être vivant, un monde construit par son propre corps, selon ses possibilités, ses contingences, et ses motifs autopoïétiques. Voici donc l’apport de la biologie, mais aussi de la culture et de l’histoire sud-américaine aux sciences cognitives, dans la fenêtre de contingence de la révolution cubaine, marxiste et « anti-impérialiste ».

Si le principe d’une réalité indépendante (qui nous ignore) nous semble naturel, nous oublions souvent qu’il résulte de notre culture occidentale. Mais cette culture sait aussi penser différemment, notamment dans le cantonnement de l’art et de la littérature. Ainsi, Marcel Proust écrivait dans « Albertine disparue » :

L’intelligence n’est pas l’instrument le plus subtil, le plus puissant, le plus approprié pour saisir le vrai, ce n’est qu’une raison de plus pour commencer par l’intelligence et non par un intuitivisme de l’inconscient, par une foi aux pressentiments toute faite. C’est la vie qui peu à peu, cas par cas, nous permet de remarquer que ce qui est le plus important pour notre cœur, ou pour notre esprit, ne nous est pas appris par le raisonnement mais par des puissances autres.

Sachons gré à Francisco Varela de n’avoir jamais sombré dans un relativisme absolu et d’avoir donné une voix et un chemin scientifique à ces « puissances autres ».


1er octobre 2021

En 2001, Francisco Varela subissait une transplantation et livrait alors une passionnante méditation sur l’identité. Nous l’avons explorée et prolongée dans Les miroirs du « Je ».


Version pdf : Francisco Varela, l’hétérodoxe


1. Wikipédia – Autopoïèse
2. Wikipédia – Énaction
3. Frédéric Joignot dans Journalisme Pensif – 11 juillet 2006 – Francisco Varela : « L’esprit n’est pas une machine »

2 Responses

  1. Paolini dit :

    Arnaud Arnaud
    Vraiment reserve ton 17 mai et viens aux treize minutes de mon.amie Catherine tu profiterais d une compagnie très capable de profiter de tes textes..tu es formidable moi j ai calé
    enactée totalement

    • Arnaud Bénicourt dit :

      Dominique chère Pao
      Dis-nous de quoi il s’agit, j’en serai bien sûr mais cela peut intéresser d’autres que moi… Et nous ne serons pas trop de plusieurs pour comprendre ce qui nous arrive(ra). Alors vive tous les textes !

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