Ecce Homo Mathematicus

Temps de lecture : 9 minutes


Remplacement

L’humain ne sera évidemment jamais supplanté ni remplacé par l’intelligence artificielle. Ce fantasme n’a aucun fondement sérieux. Il faut d’abord rappeler cette chose très simple : ce que l’on appelle « intelligence artificielle » n’est ni plus ni moins qu’un ensemble de techniques et l’histoire est parsemée d’exemples illustrant le flux et reflux du mythe du remplacement au gré des progrès techniques. Rien donc de bien nouveau.

En même temps, les techniques sont devenues si complexes que seule une poignée d’initiés (une sorte de « 1% » …) les maîtrise et a les moyens de nous faire passer ses prophéties pour des prévisions et ses désirs pour des destinées. Cette complexité affaiblit malheureusement toute tentative consciencieuse de contester la validité de verdicts comme ceux-ci, prononcés par des « experts en intelligence artificielle »1 :

Remplacement humain par intelligence artificielle

Ce schéma présente selon ces experts le nombre d’années nécessaires, à compter de 2016, avant le remplacement de certaines activités ou métiers par des machines « intelligentes ». Ainsi, toutes les « tâches humaines » pourraient être accomplies par une machine dotée d’une « intelligence de haut niveau » d’ici une cinquantaine d’années et tous les « jobs humains » remplacés d’ici un bon siècle !

Notre propos ici n’est pas de défaire le mythe du remplacement ni de contester ces verdicts, mais plutôt de proposer une voie critique2. De nombreuses approches ont été tentées et elles reviennent toutes en définitive à interroger la spécificité, la singularité ou l’irréductibilité de l’être humain non pas en tant qu’il est vivant – nous pensons que c’est très insuffisant (Miguel Benasayag et la question du vivant) – mais en tant qu’il est … humain. Nous percevons bien l’insondable profondeur de cette éternelle question réflexive et nous ne l’aborderons pas de front.

Mathématiques

Nous proposons plutôt de partir explorer une pratique humaine qui occuperait cette crête étroite séparant le versant des pratiques intuitivement remplaçables, dont certaines figurent dans le schéma ci-dessus, et le versant des pratiques intuitivement irremplaçables car animées par des aptitudes ou des aspirations « indescriptibles » : l’art3, la philosophie, etc. Les mathématiques campent sur cette crête. Leur pratique exige à la fois une sorte d’ « intuition inductive » (irremplaçable ?) et un exercice suffisamment rationnel (remplaçable ?) pour penser qu’une machine en serait en principe capable. Les experts en IA accordent d’ailleurs aux mathématiciens en chair et en os un répit d’une quarantaine d’années avant leur remplacement dans le domaine du « Math Research » décrit ainsi :

Prouver systématiquement et de manière autonome les théorèmes mathématiques qui sont aujourd’hui publiables dans les meilleures revues de mathématiques, y compris générer les théorèmes à prouver.

Mais si prouver des théorèmes (exercice rationnel) semble à la portée des machines, le faire de façon « systématique », soit pour tout type de théorème, et « autonome », c’est-à-dire sans aucune intervention humaine, est beaucoup moins évident. Quant à pouvoir « générer les théorèmes à prouver » il faudrait cette capacité d’ « intuition inductive » qui semble irréductiblement humaine. Quoique… Il subsiste malgré tout un doute suffisant pour s’interroger : à quel versant les mathématiques appartiennent-elles et, surtout, pour quelles raisons ?

Nous sommes convaincus que l’ « Être » de l’humain se dissimule au cœur des mathématiques mais avant d’en venir à cette « preuve par les mathématiques » de la singularité humaine, il faut en préparer un peu les prémisses et évoquer brièvement trois des « forces » qui soutiennent cet élan vers le remplacement en général, si ce n’est sa réalisation : l’aspiration à la raison, l’indignité humaine et l’idée de progrès.

Raison

Chacun devine que le remplacement annoncé des travailleurs par des machines « intelligentes » ne va pas de soi. Il y a en effet, nous le sentons bien, une différence essentielle entre le remplacement de la force des bras du travailleur par de la puissance mécanique et le remplacement de sa « force intellectuelle » par de la puissance de calcul. Pourtant, dans le domaine du travail, impliquant une forme d’action rationnelle, cette différence est en fait assez minime.

En effet, sur le terrain des compétences, il n’y a en principe aucune limite technologique au remplacement de la « force intellectuelle », puisque s’il subsiste une différence entre l’humain et la machine, de même qu’entre deux humains, s’agissant d’une différence d’aptitude en vue d’un résultat, elle se présente non pas comme une rupture mais comme un écart toujours réductible, si nécessaire en ajustant les tâches. Cet ajustement finit toujours par avantager la machine et c’est finalement l’humain qui ne peut pas ou plus remplacer la machine. On notera au passage que l’un des arguments d’Elon Musk en faveur de son projet Neuralink est précisément celui-ci : si l’humain ne veut pas se faire exclure définitivement du royaume des compétences il faut l’ « augmenter » avec des implants neuronaux et de l’intelligence artificielle, le mécaniser en quelque sorte.

Mais ne nous reste-t-il pas le privilège des compétences relatives au « savoir-être », qui résisteront à toute réduction d’écart et dont les emplois qui en dépendent seront toujours sauvegardés ? Cette position est en réalité à nuancer car le savoir-être professionnel n’est pas tant envisagé comme une qualité générale positive que comme l’absence d’un caractère proprement humain qui serait nuisible à l’efficacité professionnelle. La « gestion du stress » comme la « motivation » sont par exemple indispensables à l’humain mais inutiles pour une mécanique. De plus, le « savoir-être » positif comme la communication, l’empathie, le sens du collectif … sont des qualités d’être requises dans un environnement humain faillible. A la limite, un système entièrement mécanisé, quelle que soit l’intensité de la force intellectuelle qu’il déploie, ne requiert plus aucun « savoir-être ». L’artificiel ne remplace jamais que l’humain déjà « artificialisé ».

L’humain rendu universel par la raison est ainsi la première cause de sa propre « remplaçabilité ».

Indignité

L’identification de l’Être de l’humain doit probablement passer par un démontage du mythe de l’ « animal rationnel ». Mais il semble se développer un système de croyances faisant obstacle à ce démontage et qui, à certains égards, est assez inquiétant. Nous pensons en particulier à l’ « écologisme » en général qui, étrangement, se trouve en situation d’alliance objective avec la pensée technique la plus débridée : rien ne distinguerait en principe l’humain de n’importe quel autre organisme du biotope, qui obéit aussi à sa propre rationalité, et avec lequel il entretient des relations de co-existence. Ainsi, il n’y aurait pas de dignité proprement humaine mais bien au contraire : en tant que destructeurs de notre environnement, nous sommes, au sens quasi-ontologique, indignes (nous passons sur les implications théologiques, déjà observables, de ce dénigrement).

Du côté de l’écologie politique, cette charge d’indignité et de culpabilisation mène à l’antispécisme et à son paradoxe essentiel : l’humain est pourtant le seul être capable de « détruire » de la planète ; pour la réparer, il faut donc lui reconnaître cette dignité propre d’avoir à prendre en charge les autres êtres, et à laquelle ne peuvent pas accéder le chien, le dauphin ou le blaireau. La technique déploie de la même façon, mais pas pour les mêmes raisons, une pensée antispéciste conduisant au thème transhumaniste de la fusion de l’humain et de la technique, sous des formes parfois extrêmes comme l’équivalence ultime de l’homme et de la machine.

La seconde détermination à notre remplacement viendrait donc de notre « indignité ».

Progrès

Si le remplacement de l’humain par la machine est un mythe consubstantiel au progrès technique, il reste toujours aussi difficile à démystifier. C’est peut-être parce que le progrès technique a toujours été envisagé comme un progrès libérateur : la machine doit finir par faire tout le « travail » de l’homme, surtout s’il est pénible, et lui permettre de jouir de son temps entièrement libéré. Il y a ainsi, dans le progrès technique, cette aspiration ambiguë au remplacement. Mais, comme observait déjà Gandhi qui avait sur la question de la mécanisation une sensibilité très développée (« la machine a gagné l’homme, l’homme s’est fait machine, fonctionne et ne vit plus »), on assiste au contraire à un asservissement généralisé de l’humain à ce que Lewis Mumford appelait des « mégamachines » (Retours à Babylone). Il n’est d’ailleurs pas surprenant que des mouvements de résistance émergent, de plus en plus visibles (fake news, théories du complot, actions directes, etc.), et qui s’attaquent à l’armature-même du progrès technique, notre « première cause » : la raison universelle.

Cette troisième force de remplacement, l’aspiration au progrès libérateur, reste néanmoins puissante.

Homo Mathematicus

Le mathématicien rassemble ces trois élans : a) il est l’un des grands artisans de notre raison commune, b) il n’exerce pas « depuis » sa singularité humaine car il postule – au sens fort – l’universalité de sa discipline, et c) il participe bien sûr de l’idée de progrès. Pas étonnant dès lors que les mathématiciens soient parmi les premiers humains à envisager leur propre remplacement.

En 2017 a paru un recueil d’essais de mathématiciens et philosophes intitulé « Humanizing Mathematics and its Philosophy »4 à l’occasion du 90ème anniversaire de Reuben Hersh, mathématicien américain connu de l’autre côté de l’Atlantique pour ses réflexions engagées au sujet de la pratique mathématique et des impacts sociaux de sa discipline (Reuben Hersh est décédé le 3 janvier 2020). Lors de la préparation de ce recueil, Reuben Hersh a confié que Paul Cohen, mathématicien mondialement connu et récipiendaire de la médaille Fields en 1966, l’avait prévenu qu’un jour les mathématiciens seraient remplacés par des ordinateurs. Rappelons qu’à l’époque l’intelligence artificielle était en plein essor et n’était pas encore entrée dans sa première période glaciaire. Cette prédiction avait semble-t-il fortement impressionné mais aussi irrité Reuben Hersh et orienté toute sa vie ses réflexions portées par l’intuition qu’il y a quelque chose d’irréductiblement humain « dans » les mathématiques. Ce « quelque chose », que personne n’a vraiment pu révéler jusqu’à présent, est évidemment un véritable trésor pour une critique générale de l’artificiel. Il semble y avoir au moins deux chemins pour y parvenir : le « chemin du corps » et le « chemin de l’être ». Nous allons décrire brièvement ces chemins qui forment la « voie critique » proposée en introduction.

Voie critique

Contre l’hypothèse du mathématicien artificiel, nous prétendons d’abord qu’il faut un corps pour faire « jaillir » les mathématiques ; or l’ordinateur n’est pas incarné ; donc il est incapable de faire des mathématiques. Cet argument peut être contré de deux façons. Premièrement en objectant que la pratique des mathématiques, activité purement mentale, ne nécessite pas de corps. C’est l’argument du « mathématicien abstrait ». Deuxièmement, en remarquant que l’ordinateur peut toujours être serti dans un « corps artificiel », robotique ou biologique.

Par l’autre chemin, plus philosophique, nous prétendons que les mathématiques révèlent l’être propre, irréductible, de l’humain. La machine peut imiter la pratique mathématique mais fait irrémédiablement autre chose. Cette thèse peut aussi être contrée par deux types d’arguments. Premièrement en prenant appui sur le « platonisme », principe selon lequel les mathématiques révèlent des essences existantes dans le monde et indépendantes de l’humain, de la machine ou de n’importe quel être dans le monde. L’homme et la machine devraient donc identifier les mêmes essences et pratiquer les mêmes mathématiques, quoique pas nécessairement au même rythme ni avec le même langage. Deuxièmement, le philosophe retors peut toujours retourner n’importe quelle thèse, comme celle de l’être révélé philosophiquement ! Sur ce terrain dialectique, il s’agira donc plutôt d’affermir sa défense.

Ainsi se présente cette voie critique consistant à contrer quatre « arguments » :

Chemins du corps et de l'être

Nous devrons donc poursuivre l’exploration de ces « chemins du corps et de l’être » pour espérer pouvoir revenir avec ce trophée : Ecce Homo Mathematicus. L’artificiel, auquel l’humain ne semble pas vouloir mettre de bornes, aura peut-être alors de plus claires limites.


Version pdf : Ecce Homo Mathematicus


1. Katja Grace, John Salvatier, Allan Dafoe, Baobao Zhang, Owain Evans / arxiv.org – 3 mai 2018 – When Will AI Exceed Human Performance? Evidence from AI Experts
2. Pour une défense économique hyperclassique de la complémentarité actuelle humain/IA, voir par exemple Guillaume Renouard / juliedesk.com – 2 avril 2019 – Intelligence artificielle : pourquoi le remplacement de l’humain par la machine relève du fantasme
3. Quoique… voir Art et IA : balbutiements.
4. Divers Auteurs / Bharath Sriraman Editor – Birkhäuser – 2017 – Humanizing Mathematics and its Philosophy

2 Responses

  1. Edmond dit :

    Merci pour vos billets et pour votre blog, que j’ai découvert en cherchant des informations sur la théorie de la bicaméralité de Jaynes.
    C’est fascinant, bien écrit et étonnement accessible pour le profane que je suis.

    • Arnaud Bénicourt dit :

      Un grand merci à vous !
      Et bienvenue dans ce petit « refuge de montagne » d’où partent de nombreux sentiers que je m’acharne à rendre accessibles (malgré tout, il faut parfois « monter » un peu, beaucoup, voire plus haut que je n’en serais jamais capable).
      A bientôt !
      Arnaud

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