Bienvenue dans le Métavers

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Nous approchons asymptotiquement du moment où l’humanité toute entière pourra se connecter à des expériences numériques superposées et en temps réel. Nos appareils deviendront des portails d’accès à un monde persistent et tangent au nôtre1.

Voici donc venir ce « Métavers » dont nous parlerons un peu ici, et qui sera surtout le prétexte d’un contact avec Bernard Stiegler, philosophe de l’époque numérique disparu en 2020. Non pas que la pensée de Bernard Stiegler nous convienne particulièrement mais son indignation, pour le moins, nous semble aussi utile face à ce projet de Métavers que face au gouvernement numérique intégral qui prospère sur ce qu’il appelait lui-même notre « lâcheté ».

Buzz Word

Une fois n’est pas coutume, cette exploration part à la chasse d’un « Buzz Word » dont la gloire culmine cet été avec l’interview accordée le 22 juillet dernier au magazine américain The Verge par Mark Zuckerberg2 :

[…] je pense qu’au cours des cinq prochaines années environ, dans ce prochain chapitre de notre entreprise [ Facebook ], nous accomplirons cette mutation : les gens qui nous considèrent principalement comme une entreprise de médias sociaux nous verrons comme une entreprise du Métavers.

« Métavers » est un mot-concept inventé en 1992 par l’écrivain de science-fiction Neal Stephenson, dans le courant cyberpunk né en 1984 avec William Gibson et son fameux « cyberespace » (Géographie des espaces numériques (datasphère, cyberespace …)). Ce mot-concept délimite un sens que chacun a déjà décelé : un Métavers est un environnement virtualisé, du type de ceux déjà bien connus par les joueurs de Roblox, Animal Crossing ou Fortnite ou dont se souviennent peut-être avec nostalgie les occupants de feu Second Life. Mais le Métavers réalise enfin IRL (In Real Life) la fusion de notre existence réelle avec nos avatars numériques. Derrière cette idée simple, si ce n’est simpliste, s’engouffrent une fois encore ces démons de la « disruption » dénoncés par Bernard Stiegler. Ce concept lancé dans les années cyberpunk et désormais repris par les investisseurs émerge encore une fois dans l’ignorance générale : il ne fut, non plus, ni possible ni nécessaire d’avoir envisagé, par exemple, le smartphone ni donc de convenir ensemble de ses usages avant qu’il ne déchaîne ses possibilités ; il ne sera pas davantage possible ni nécessaire d’envisager le Métavers (qui, soit dit en passant, existe déjà) avant que nous ne le consommions ou, plutôt qu’il ne nous consomme (Les règles du « jeu des GAFA », carte C5).

Régressif, exclusif, barbare

Ce que nous voulons faire remarquer au sujet du Métavers, en tant qu’il est désiré par le « business », c’est qu’il manifeste de façon extrême et singulière cette caractéristique de l’époque que nous pourrions appeler la puissance du vide. Bernard Stiegler utilise cette autre expression qui signale peu ou prou ce vide : l’ « absence d’époque »3. Ce creux, cette excavation qui s’étend sans autre raison que l’extraction machinale d’un morceau supplémentaire du filon (localement perçu sans limites), se forme dans l’imaginaire collectif. Il prend forme dans le genre littéraire cyberpunk, qui est « d’une certaine manière, une sorte de fiction incapable d’imaginer un avenir très différent de son présent »4 (Adam Curtis et le monde étrange).

On ne cesse effectivement d’être abasourdis face à l’indigence des « visions » de Mark Zuckerberg, qui ne semble rien savoir de la façon dont elles lui parviennent (« […] franchement, je pense qu’il faut que cela existe » ou encore « parfois, quand vous travaillez sur des projets de long terme, cela peut être un peu pénible quand vous réalisez que « Hé, on veut ça maintenant » »5). Ce que l’on « veut maintenant » ne peut par définition qu’être indigent et farcit, si l’on peut dire, l’époque d’absence d’époque. On « veut » un Métavers (Zuckerberg), aller dans l’espace (Branson, Bezos), sur mars (Musk), contrôler les pensées (Musk), devenir immortel (Thiel, Page, Brin) … autant de « vouloirs » qui présentent le même caractère à la fois régressif, exclusif et barbare.

Sur le caractère barbare, nous suivons Stiegler qui lui-même suit et cite Peter Sloterdijk6 :

L’avance des êtres exceptionnels est due à une vocation à la désinhibition qui se fait seule son chemin par le biais d’un mépris actif à l’égard de la puissance d’endiguement constituée par la morale et l’origine – de là, la thèse de l’inévitable criminalité des novateurs.

On peut discuter, mais les empires numériques conquis par les précités, et auxquels Zuckerberg propose désormais de faire sécession avec le Métavers, s’ils se sont bien construits dans la légalité, méprisent une morale commune qu’ils ont en quelque sorte sidérée. La « légalité » dont il s’agit est donc en vérité hors de propos. Sous couvert de ce que nous avons appelé ici à plusieurs reprises une « convergence objective d’intérêts » (santé, écologie, etc.) ils nous convainquent d’embarquer, tel Christophe Colomb, à la conquête de nouveaux « territoires de la désinhibition », qu’il s’agisse de l’espace, de mars, de la vie éternelle, des rêves ou du Métavers.

Mais ne nous y trompons pas : très peu d’entre nous serons du voyage. Sur la Santa María, la Pinta et la Niña, les places sont comptées et nous n’en recevrons que de « bons baisers ». Le caractère exclusif du « vouloir maintenant » n’est même plus dissimulable et Jeff Bezos, l’homme qui valait 200 milliards de dollars, a vaguement perçu le problème après son escapade médiatisée aux portes de l’espace7 :

Lors d’une conférence de presse après le vol mardi, Bezos a déclaré que l’aventure avait renforcé son engagement à lutter contre la crise climatique et à utiliser New Shepard comme un tremplin vers la colonisation de l’espace au profit de la Terre.

Ah bon, pardon, nous pensions qu’il s’agissait de développer le tourisme spatial… Car Oliver Daemen, étudiant hollandais de 18 ans et heureux membre de l’équipage n’est pas monté dans la fusée avec Jeff et son frère pour participer à la résolution de la crise climatique. Non, il a gagné sa place aux enchères, remplaçant au dernier moment l’acheteur du mois de juin, empêché :

Blue Origin a ouvert des ventes pour les vols de tourisme spatial mais n’a pas fixé de prix ni révélé combien Daemen a payé. L’enchère gagnante lors d’une vente aux enchères en juin pour le premier siège était de 28 millions de dollars (20 millions de livres sterling), le gagnant s’est retiré du vol de mardi en raison d’un« conflit d’horaire ».

Le caractère exclusif du Métavers, qui n’a rien d’aussi frontal, nous apparaîtra plus loin.

Enfin, au sujet de la régression, il faudra prendre le temps de développer ce qui n’est encore ici qu’une intuition et que nous allons résumer en quelques phrases. Il faut commencer par donner crédit de grande intelligence à ces entrepreneurs, ceci pour mieux souligner que le caractère régressif de leurs « aspirations » ne va pas de soi et nous informe donc de quelque chose. D’abord, tout ou presque, a été pioché dans une littérature déjà assez ancienne alors que le contexte de production de ces imaginaires a disparu, ne serait-ce qu’à l’aune de l’épreuve désormais engagée du changement climatique et de l’effondrement biologique… Pourquoi ne pas aspirer d’abord, en mobilisant ces grandes intelligences, à ouvrir les portes de notre imaginaire à notre contexte ? L’hypothèse est donc la suivante et elle va réjouir les collapsologues : le vide dont nous parlons, l’absence d’époque, se forme par l’extraction d’une « angoisse » dont nous sommes tous affectés, même les plus puissants d’entre nous. Suivre ces derniers serait donc « mortel » car ce serait, littéralement, se tromper d’époque.

Puissance du vide

Ayant observé que le Métavers est un vœu au moins régressif, exclusif et barbare, une « disruption » de plus, il reste à comprendre l’extraordinaire puissance qui peut mener à sa réalisation. Nous en connaissons déjà les linéaments.

Tout ce qu’il y à savoir sur le Métavers tel qu’il est envisagé concrètement, c’est-à-dire économiquement, est expliqué sur le site de l’analyste et investisseur Matthew Ball, en particulier dans un groupe de neuf articles intitulé « The Metaverse Primer »8. Ball explique clairement ce qui doit être techniquement accompli pour que le Métavers prenne progressivement corps. Il s’agit essentiellement de rendre persistant cet espace virtuel de telle sorte que chaque entité, chaque identité, puisse y déployer son « existence » de façon continue, immédiate et transparente aux autres. Le Métavers et l’espace réel doivent « coopérer », ne serait-ce que parce que notre corps est (encore) le seul proxy capable d’accéder à quelque x-vers que ce soit. Il faut donc au moins développer du hardware (casques de réalité virtuel, gants haptiques, implants, terminaux 3D…), une infrastructure de communication (pas ou peu de latence, débit compatible avec la réalité virtuelle…), et une puissance capable de calculer pour chacun l’ « aspect » du Métavers, quoiqu’il s’y passe à tout moment… Il faudra bien entendu développer des normes et des standards d’interopérabilité, des moyens de paiement, des contenus, des services, etc.

Tout ceci est assez logique, peu intéressant et ressemble beaucoup à internet et au réseau mobile. Mais voici malgré tout une différence essentielle : internet est comme une juxtaposition d’organes artificiels (qui d’ailleurs nous disloquent – voir Le corps de René Thom (singularités)) ; le Métavers prétend réconcilier nos « je » disloqués dans une identité physique et technique, ce qui suppose donc un récit de son identité cohérent à tout moment à la fois physiquement et techniquement, et il faudra pour cela des moyens techniques, et donc financiers, monstrueux.

Ainsi, le Métavers est-il déjà proposé aux investisseurs. Le terrain de jeu est parfaitement décrit par Matthew Ball et il lance fort logiquement avec Roundhill Investments un ETF adossé à son « Ball Metaverse Index »9 qui recense toutes les entreprises contribuant à développer les moyens techniques évoqués (hardware, réseaux, calculateurs, services…) : Cloudflare, Nvidia, Unity, Roblox, Tencent, Sea, Snap, etc. Zuckerberg invite ainsi Facebook à la danse. Notons ainsi que, dans un renversement proprement historique, ce n’est pas la technique qui appelle la finance pour se déployer mais la finance qui appelle la technique pour subsister.

La puissance du vide c’est, bien entendu, cet « ultracapitalisme » identifié par Michel Volle et qui biberonne avec obstination les rejetons du « vouloir maintenant » (Elon Musk, vassal spécial). L’ultracapitalisme a admirablement fonctionné pour les GAFA avec l’ « indulgence » de l’État américain ; il n’y a aucune raison de ne pas en remettre une couche avec le Métavers alors qu’internet donne quelques signes d’épuisement. Notons qu’une fois de plus, à ce jeu, l’Europe, qui continue encore à résister (un peu) à l’excavation, à croire (un peu) à une morale, à penser (un peu) que la technique doit être « digérée » avec du temps, etc. cette Europe se trouve bien incapable face à cette puissance du vide et se prépare, faute de mieux, à fournir les consommateurs et les petites mains du Métavers, qui sera donc bien exclusif.

Courage !

Bernard Stiegler n’endossait ni l’optimisme des thuriféraires de la technologie, ni le pessimisme des findumondistes auquel pourtant son analyse devait naturellement conduire. Ces postures optimistes / pessimistes jugées « indécentes » et « lâches » par Stiegler, postures que certains désignent par ce néologisme d’ « affectivisme »10, ne peuvent être apostasiées que par ce tiers terme : « être courageux ». Qu’est-ce à dire ?

La pensée de Stiegler est agitée, combattante, parfois confuse, jargonnante… mais, par ces défauts-même, bien mieux qu’un certain académisme, admirable de précision mais impuissant11, en mesure de saisir quelque chose de l’air du temps et de découvrir ces fameuses « implications pratiques et intellectuelles du processus d’informatisation » (Michel Volle). Mais saisir l’air du temps ne suffit pas : s’y atteler courageusement suppose rien de moins que de remettre sur l’établi le concept-même d’information, techniquement confisqué par la « Silicon Valley » (simplification dont chacun comprend bien le sens), pour l’extraire du champ économique du calcul pur (quelques ouvertures sur ce thème ici : Gilbert Simondon, philosophe de l’information ?). Ce projet est évidemment d’une ambition inouïe.

Précisons un peu l’enjeu. Si, comme nous l’avons rappelé avec Henri Van Lier (Le « progrès » révélé par la Photographie) le phénomène technique précède son assimilation sémiotique, cette dernière doit se produire pour faire place à la technologie dans la culture. Or, selon Stiegler, la vitesse de disruption n’en laisse plus le « temps ». Exemple culminant, la vitesse d’éclosion d’un authentique Métavers, idéal de l’information comme économie pure, est comme une « vitesse de libération » qui ne peut être atteinte que par le combustible des puissances financières évoquées plus haut. Nous avons déjà observé cette « vitesse financière » à l’œuvre avec les Amazon, Tesla ou Facebook… et plus généralement avec le financement des startups qui doivent atteindre l’orbite de ces fameuses « licornes » (de fait, la réussite technologique n’a plus que cette mesure : le milliard de dollars).

Le gigantisme du Métavers, inédit dans l’histoire des techniques, conduirait, cette fois pour de bon, à l’annihilation de notre capacité collective d’adaptation (car, pour reprendre nos termes de l’article sur la Photographie, l’humain serait totalement intégré à la « boîte noire » et donc bien incapable de faire signifier quoi que ce soit). Ce projet, à moins qu’il ne soit ralenti, ne peut donc qu’échouer ou mener à un totalitarisme orwellien radical (du moins, tant que les ressources terrestres permettent de repaître ce Métavers gargantuesque).

Enfin, être courageux, cela veut dire : regarder l’époque en face, c’est-à-dire ne pas se tromper d’époque : les défis auxquels nous sommes confrontés exigent tout sauf l’accomplissement d’un « rêve » régressif, exclusif et barbare dont nous serions les consommateurs / consommés, et nous souscrivons entièrement à l’idée de Bernard Stiegler selon laquelle (nous soulignons) « l’être moral de la culture digitale à venir sera un praticien, et non un consommateur ». Encore faut-il lui en laisser le temps.


Version pdf : Bienvenue dans le Métavers


1. Keith / Salad – 30 juillet 2021 – Are We Already in the Metaverse? (très intéressante suite d’articles sur le sujet)
2. Casey Newton / The Verge – 22 juillet 2021 – MARK IN THE METAVERSE – « […] I think over the next five years or so, in this next chapter of our company, I think we will effectively transition from people seeing us as primarily being a social media company to being a metaverse company ».
3. Bernard Stiegler / Actes Sud – 2018 – Dans la disruption (comment ne pas devenir fou ?); sauf mention contraire, toutes les citations de Bernard Stiegler proviennent de cet ouvrage.
4. Lee Konstantinou / Slate.fr – 30 janvier 2019 – Pourquoi ne parvient-on pas à dépasser le cyberpunk?
5. Ibid. 2 – « And this is something that I hope eventually millions of people will be working in and creating content for — whether it’s experiences, or spaces, or virtual goods, or virtual clothing, or doing work helping to curate and introduce people to spaces and keep it safe. I just think this is going to be a huge economy and frankly, I think that that needs to exist ».
6. Peter Sloterdijk / Fayard – 2006 – Le palais de cristal
7. Richard Luscombe / The Guardian – 20 juillet 2021 – Jeff Bezos hails ‘best day ever’ after successful Blue Origin space flight
8. MatthewBall.vc – The Metaverse Primer
9. Roundhill Investments – 30 juillet 2021 – The Metaverse ETF
10. Mathieu Trentesaux / Mumen – 8 juillet 2021 – Penser hors de la boîte
11. Zilsel – 16 septembre 2017 – Bernard Stiegler : lost in disruption ?

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